SEMAINE 4 Yasar, de la cause du Kurdistan libre au commerce de la paille. Yasar Tepeoglu est assis sur un petit muret et goûte aux premiers rayons de soleil. Non loin, deux paires de pieds dépassent des fenêtres ouvertes de son camion. A l'intérieur, George, son fils de 13 ans, et Johan, le jeune frère de sa femme, dorment encore. Les trois hommes ont passé la nuit dans la cabine du vieux camion, dans le village de Keros perché sur les monts du Rhodope, en Grèce du Nord. "Je suis turc", raconte Yasar d'emblée. "Enfin pas vraiment turc. Je suis kurde. J'habitais près d'Ankara, et la police m'avait un peu trop à l'œil du fait de ma sympathie pour la cause kurde. J'ai dû me réfugier en Grèce en 1981 ; j'avais 19 ans." George et Johan, dont la peau est couleur chocolat au lait, l'ont rejoint. A l'ombre d'un grand arbre, ils attendent qu'un villageois leur apporte les outils nécessaires pour réparer la panne qui les immobilise ; hier soir, les freins se sont bloqués à l'arrivée dans le village. Yasar poursuit dans un anglais bien maîtrisé :"L'anglais ? Je l'ai appris en prison ! A peine arrivé en Grèce, j'ai croisé un Turc dans un bar... Il m'a insulté, ainsi que ma mère et ma famille... Je l'ai blessé au couteau. J'ai pris trois ans et demi de prison. Et pendant un an, j'ai vécu avec un Ecossais en cellule. Je lui ai appris le turc, et il m'a appris l'anglais. Vraiment un gars bien, cet Ecossais. D'ailleurs, ça remonte à 17 ans, et on est toujours en contact." A sa sortie de prison, Yasar rêve de l'Angleterre. Mais il rencontre sa future femme à Thessalonique et décide de s'installer définitivement en Grèce. Elle est grecque musulmane, d'origine turque, et c'est à Komotini, en Thrace occidentale où vit la plupart des musulmans de Grèce, qu'ils décident de faire leur vie. Ioannis Dimopoulos donne un dernier tour de clé au compresseur d'air et se rassoit par terre, satisfait d'avoir débloqué les freins de son camion. Ioannis Dimopoulos ? C'est le nom grec de Yasar, celui qu'il s'est choisit lorsqu'il a décidé de se convertir au christianisme, il y a 13 ans. "Mais n'allez pas croire que c'est par conviction ! Simplement, cela m'a permis d'obtenir la nationalité grecque plus facilement, et aussi de pouvoir me rendre en Turquie pour voir ma famille sans être trop inquiété : passer la douane sous un nom chrétien est plus facile que sous un nom kurde ! Mais appelez-moi Yasar." Quelques années plus tard, sa femme s'est elle aussi convertie au christianisme pour clarifier encore un peu plus leur situation. 14 heures. Yasar décide brusquement de repartir pour Komotini. Depuis presqu'une journée qu'il est là, personne n'est encore venu lui acheter la paille qu'il transporte et que les paysans des villages de montagne utilisent pour leur bétail. Demain, il repartira pour la vendre ailleurs. Prudemment, Yasar reprend la route qui serpente et descend vers la plaine. Il est doublé par la police des frontières, qui l'arrête quelques mètres plus loin. C'est que les monts du Rhodope marquent la frontière de la Grèce avec la Bulgarie, une zone d'immigration clandestine particulièrement sensible. D'après la douane grecque, on y intercepte notamment beaucoup de Pakistanais. Depuis le temps qu'il sillonne les routes de la région, Yasar est bien connu de la police des frontières pour n'avoir jamais posé de problème. Mais cette fois-ci, cinq personnes dans la cabine de son camion, ça fait un peu bizarre... - Salut Yasar. Dis-donc, qui sont ces deux-la, dans ton camion ? - Deux Français que j'ai pris en stop... Vous voulez voir leurs passeports ? - Non non, c'est bon... Et dis-moi, celui-là, c'est qui ? Il est bien foncé... Ce serait pas un Pakistanais par hasard ? - Lui ? C'est Johan, le frère de ma femme ! Ah ah, tout le monde le blague sur la couleur de sa peau ! Eh Johan, dis-leur si tu es pakistanais ! Mais dis-leur en grec, hein ? Un Pakistanais qui parle grec, ils doivent pas en voir tous les jours ! Yasar, alias Ioannis, décide de repartir sur Komotini. Bredouille… il n'a rien vendu. Ce n'est pas son jour. Les autres articles