SEMAINE 5


Entre Begendik et Rezovo, c'est "forbidden zone ! forbidden zone !"






C'est la haute saison. Igneada, petite ville balnéaire turque au bord de la Mer Noire, s'est remplie de vacanciers tout droit venus d'Istanbul, 200 kilomètres plus au sud. Difficile de se loger, et l'énorme carcasse de béton qui a poussé sur la plage ne sert pas encore d'hôtel : sa construction est arrêtée. Mais c'est trop tard, ce squelette de Hilton a déjà défiguré le littoral.

Igneada ne se soucie pas de la frontière avec la Bulgarie, à 12 kilomètres au nord. Elle délaisse ce rôle à Begendik, 400 habitants, pour la plupart bûcherons et, à leurs corps défendants, sentinelles turques aux marches occidentales de la Sublime Porte. Lors des guerres balkaniques du début du siècle, le recul ottoman s'est arrêté là, sur la Multu Deresi, cette rivière qui marque aujourd'hui la frontière turquo-bulgare. Résultat : Begendik et Rezovo, son village jumeau, ont coupé les ponts.

Bâti sur un versant qui descend en pente douce vers la Multu Deresi, Begendik se reflète comme dans une glace dans Rezovo. En arrivant par l'unique route sans issue, une vue en enfilade donne l'illusion que les deux hameaux ne font qu'un, et l'on cherche des yeux la rivière, cachée en contrebas. En réalité, deux kilomètres les séparent. Deux kilomètres qui, de mémoire d'homme, n'ont pas été franchis depuis... Depuis ? Personne ici ne s'en souvient vraiment.

Mais s'il y a une chose que les habitants de Begendik n'oublient pas, c'est la "forbidden zone". Cette "forbidden zone" qui revient dans chacune de leurs phrases, cette "forbidden zone" marquée par des panneaux rouges où la silhouette d'un soldat est dessinée, cette "forbidden zone" qui commence à 200 mètres de la dernière maison... Et quand deux étrangers se présentent au village pour y passer la nuit, c'est toujours elle, la "forbidden zone", qui vient brouiller les cartes.

Hussein est instituteur à Istanbul, il parle un peu anglais. Ça tombe bien, il est justement à Begendik pour quelques jours, en visite chez ses parents. Il est appelé à la rescousse.

Autour d'une table de l'un des trois bars du village, ça discute ferme sur ce cas particulier. Tout le monde y va de son avis. Les têtes sont accueillantes mais dubitatives, les regards à la fois étonnés et ennuyés. On compte sur Hussein pour prendre la parole et exprimer l'avis général. L'instituteur voudrait bien se dérober de son rôle de porte-parole, mais il est coincé.

- Euh... Comment est-ce que je peux vous dire ça... euh... c'est une zone interdite ici. Enfin là-bas, au bout du village, allez voir, c'est écrit "forbidden zone"... Il y a des militaires, vous comprenez ? Vous ne pouvez pas dormir ici, nous sommes désolés. Si les soldats apprennent que l'un de nous vous héberge, on peut avoir des problèmes... Il faut demander l'autorisation à la caserne militaire d'Igneada. Mais le mieux, euh... c'est de demander vous-même. J'espère que vous nous comprenez. Si cela ne tenait qu'à nous, bien sûr, vous pourriez dormir ici... Je dois faire un saut à Igneada. Je vous raccompagne ?
- Et à Rezovo, vous croyez qu'on peut dormir ?
- A Rezovo ? Mais vous ne pouvez pas y aller ! Enfin si... mais pas par là. Il faut faire un détour par la douane la plus proche. Ne vous faites pas d'illusion : malgré les apparences, Rezovo est à 250 kilomètres d'ici. Et d'ailleurs, nous ne savons rien d'eux. Nous n'avons aucun contact. Vous savez, il y a une chose étrange là-bas : lorsqu'on regarde bien, attentivement, on n'y voit jamais personne dans les rues.

N'a-t-il plus rien à dire ou n'a-t-il pas envie de s'éterniser sur la question ? En tout cas, Hussein a remonté fort le volume de son autoradio. En silence, il roule vers Igneada, laissant derrière lui Rezovo et ses mystères, de l'autre coté.

Personne ne se souvient de l'époque où l'on pouvait franchir les deux kilomètres qui séparent Begendik de Rezovo.


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