SEMAINE 7


Lendemain d'élections en Roumanie : coups de gueule et gueules de bois.






Ce matin, la Roumanie se réveille sonnée. Knock-out et gueule de bois. Un de ces matins où la nuque vous fait mal, d'avoir trop bu ou de se l'être tordue. Corneliu Vadim Tudor, l'ultra-nationaliste qui a promis de "gouverner la Roumanie à la mitraillette" s'il était élu, vient de recueillir 27 % des voix au premier tour de l'élection présidentielle. Juste derrière Ion Iliescu, 36 %, dinosaure ex-communiste tout droit sorti de l'ancien régime et ancien président du pays de 1992 à 1996.

A Constanta, le grand port roumain de la Mer Noire, Claudio s'est fait un café. Il jette un oeil sombre sur l'aube grise et pluvieuse qui pointe par la fenêtre.

- Ah non, on ne parle plus de politique. Je n'en ai plus rien à foutre, de la politique.

Déjà, hier soir, dégoûté, il avait zappé la soirée électorale pour un film avec Arnold Schwarzeneger. Il marque une pause, tire sur sa cigarette, mais ça lui brûle les lèvres, la politique.

- Ecoute, je vais te dire ce que je pense : les Roumains n'ont que ce qu'ils méritent. Il y a quatre ans, lorsque nous avons élu le chrétien-démocrate Emil Constantinescu, nous avons tous débouché le champagne tellement nous avons cru en lui. C'était comme une seconde révolution pour nous. Enfin, il allait tourner la page des ex-communistes fraîchement reconvertis en filous acoquinés aux bandits mafieux. Et puis tu sais ce qu'on a eu ? Les mêmes ! L'aide internationale ? Detournée! Le produit des entreprises privatisées ? Volé ! Le scandale de la contrebande de cigarettes ? Le fils de Constantinescu lui-même en était le cerveau ! Des voleurs je te dis, tous des voleurs... Alors voilà, il suffit qu'un fou comme Vadim Tudor promette sans rire de pendre haut et court toutes ces crapules pour que les Roumains voient en lui l'archange salvateur.. Pfff... Pauvre Roumanie. Dis-nous toi, pour qui il faut voter dans quinze jours. Le mal ou le pire ?

Claudio a fini son café et est parti faire son jogging sur la plage de Constanta. Le grand air lui fera peut-être passer sa douleur à la nuque.

En centre-ville, Teodor, professeur de français de soixante ans, a choisi l'un de ces rares restaurants qui ont tout gardé du style académique, carré et haut de plafond, des années communistes. Ca l'amuse de parler avec deux journalistes étrangers : il se rappelle que pour pareille folie, il y a vingt ans, il avait eu maille à partir avec la Securitate, la police politique du "Danube de la pensée" comme aimait s'appeler Nicolae Ceaucescu.

- Oui bien sûr nous avons au moins gagné cela. La liberté de dire, de faire, de penser. Regardez ces hommes à la table d'à côté. Ce ne sont plus des agents de la Securitate qui nous espionnent, d'accord, mais c'est un autre style de requins, vous ne trouvez pas ?

A la table d'à côté, deux hommes d'affaires discutent du prix de la rénovation d'un hôtel, téléphones portables à portée de main. Et en Roumanie, la profusion de Mercedes aux vitres teintées a fini par jeter le soupçon sur le premier entrepreneur venu, d'office considéré comme un parrain de la mafia. Teodor s'emporte.

- Voilà, voilà ! Un Roumain sur cent s'est enrichi en dix ans ! Des milliardaires en carton qui ont fait fortune sur des crédits insolvables et qui ont fait couler les banques... Le reste ? Mais regardez autour de vous : notre niveau de vie s'est écroulé, le pays est pillé, presque tous les Roumains vivent moins bien qu'il y à dix ans. Vadim Tudor a profité de cette foule de gens affamés. Avec leurs 30 dollars de pension mensuelle, comment les retraités vont-ils se chauffer cet hiver ? Allez sur les marchés voir tous ces fruits et légumes qui viennent de l'étranger et qu'on nous vend à des prix fous... Alors que la Roumanie vivait de ses propres ressources avant. Nous pouvons tout produire ici. Nos paysans crèvent de faim mais nous importons du blé de l'étranger ! D'ailleurs, tout est manipulé de l'étranger, les Etats-Unis surtout, qui s'appuient sur la mafia d'ici. Ils nous voient comme un marché et font tout pour nous vendre n'importe quoi. Nos mines de charbon, savez-vous pourquoi nos dirigeants les ferment ? Pour que les Etats-Unis nous vendent leurs centrales nucléaires ! Et au passage, les hommes de pouvoir empochent les commissions...

Teodor ne s'arrête plus. Il se fait le porte-parole de tout un peuple désespéré. La thèse du complot mondial n'est plus très loin. Une thèse à succès chez les Roumains, toujours prompts à se dire victimes d'une main invisible qui se joue d'eux. A ce jeu-là, Vadim Tudor, 4 % des voix aux élections présidentielles de 1996, peut croire en ses chances de l'emporter au deuxième tour, dans quinze jours.



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