SEMAINE 16

Rosa Zuckermann s'en est allée.






C'est un long documentaire, lent, patient, réalisé il y a quatre ans par l'Allemand Volker Koepp, qui nous a mis sur la piste de Rosa Zuckermann. " Monsieur Zwilling et madame Zuckermann ", diffusé cet hiver à la télévision française, dresse le portrait de ces deux très vieux amis juifs de Tchernovtsy et raconte à travers eux le destin de la communauté juive de cette belle ville de l'ouest de l'Ukraine. Monsieur Zwilling est décédé peu après le tournage du documentaire. Restait madame Zuckermann, la force de ses souvenirs, son appétit de vivre et sa vivacité intellectuelle. Impossible de passer à Tchernovtsy sans aller saluer cette personnalité hors du commun.

Mais Rosa Zuckermann ne nous a pas attendus. Elle est morte il y a trois semaines. Elle avait 94 ans et avec elle s'en est allé tout un pan de la mémoire juive de Tchernovtsy : Rosa était la plus âgées des Juifs natifs de la ville.

Felix Zuckermann nous a donné rendez-vous devant l'immeuble où habitait sa mère. À le voir décrocher le bouquet de fleurs fanées pendu à la poig

- Désolé pour le désordre, s'excuse-t-il en entrant. Ma mère n'était pas très ordonnée et je n'ai encore rien rangé...

Des livres, des livres, des livres partout. Des piles d'ouvrages du haut des étagères jusqu'au plancher. Rosa Zuckermann vivait parmi des milliers de livres et de journaux entassés, dont elle devait se servir pour les cours particuliers de langues qu'elle donnait encore à 90 ans : allemand, yiddish, russe, ukrainien, français et anglais, Rosa parlait couramment six langues. Dans un coin de son bureau, une armoire entière est réservée à Paul Celan, né lui aussi à Tchernovtsy au début du XXe siècle, et qu'elle a probablement connu.

- Ma mère lisait tout, regardez : elle était même abonnée au journal de la communauté juive de Los Angeles !

Felix ne sait pas ce qu'il va faire de tous ces livres, de tous ces documents, de toute cette mémoire. D'ailleurs, il ne le cache pas, la mémoire de sa mère est un héritage trop lourd pour lui tout seul. Et encore, elle lui a très peu parlé de sa première vie, qu'il connaît surtout par les récits d'autres personnes ou par le film de Volker Koepp.

- Ma mère disait avoir eu deux vies, raconte-t-il. La première avant la guerre, et la seconde après la guerre. Elle a d'ailleurs eu deux familles : elle était mariée et avait un enfant lorsqu'elle fut déportée en 1943 avec tous les Juifs de Tchernovtsy, du côté d'Odessa, en Transnistrie. Dans le camp, elle a vu mourir en trois semaines ses parents, son mari et son fils, emportés par le typhus et les mauvais traitements. Elle-même fut terriblement malade, mais elle est revenue de tout ça. Elle s'est remariée, et moi je suis né en 1949. Elle a entièrement refait sa vie... Parfois, je comprends pourquoi elle ne me parlait pas de sa vie d'avant.

Felix sait aussi que sa mère a changé cinq fois de citoyenneté sans jamais vivre ailleurs qu'à Tchernovtsy : Rosa Zuckermann est née autrichienne en 1908, dans l'empire austro-hongrois. En 1918, elle est roumaine lorsque la Roumanie hérite de Tchernovtsy. En 1939, elle est soviétique à la suite du pacte secret entre Hitler et Staline qui se partagent l'Europe centrale. En 1941, elle est allemande lorsque Hitler rompt le pacte et envahit l'URSS. En 1944, elle est de nouveau soviétique quand l'Armée rouge reprend le terrain perdu. Et, en 1991, elle devient ukrainienne au lendemain de la dislocation de l'URSS.

Avant guerre, la moitié des 150 000 habitants de Tchernovtsy étaient juifs. La moitie d'entre eux périrent déportés. Depuis, plusieurs vagues d'immigration vers les États-Unis, le Canada ou Israël ont pratiquement achevé de vider la région de sa population juive, vieille de plusieurs siècles. Aujourd'hui, on compte 5 000 Juifs parmi les 275 000 habitants de la ville. Sur les 55 synagogues d'avant guerre, il en reste une. Et l'immense cimetière juif est envahit d'herbes folles jusqu'a hauteur d'homme.

C'est dans une allée un peu mieux débroussaillée que les autres que nous avons trouvé la tombe de Rosa Zuckermann. Est-ce un hasard si celle de monsieur Zwilling est juste à côté ? En tout cas, ces deux-là vont pouvoir reprendre les longues discussions qui les liaient au soir de leur vie, lorsqu'il venait chaque fin d'après-midi chez elle partager ses souvenirs avec ceux de sa grande et vieille amie.

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