SEMAINE 17 Par où traverser la Tysa ? "Geographical Center of Europe". Le panneau est planté là, dans un virage, au bord de la route montagneuse qui relie Rachiv, en Ukraine, à la frontière roumaine. Alors donc, le centre géographique de l'Europe serait là, ici-même, bien caché dans un repli des Carpates d'Ukraine ? Ils sont nombreux, les villages d'Europe centrale, à se disputer le nombril du continent. Tout dépend de quelle Europe on parle... En tout cas, celui-ci ne manque pas de paradoxes, car, à quelques kilomètres de là, se trouvent les sources de deux fleuves-frontières qui marqueront à l'avenir la frontière orientale de l'Union européenne. Le Prut, qui s'en va vers l'est séparer la Roumanie de la Moldavie, et la Tysa, qui coule vers l'ouest pour s'infiltrer entre la Roumanie et l'Ukraine, puis entre la Hongrie et l'Ukraine, et même, sur quelques kilomètres, entre la Hongrie et la Slovaquie. Mais dans le bus Rachiv-Tjaciv, on se soucie peu du centre de l'Europe. Le panneau est déjà dépassé et la route longe désormais la Tysa, au-delà de laquelle la terre est roumaine. Question : par où deux étrangers peuvent-ils traverser la Tysa ? Le bus est en effervescence. Notre carte passe de main en main sans mettre personne d'accord. - Il y a un bac à Byckiv ! - Il ne fonctionne plus. Il faut prendre celui de Solotvyna, près de la place du marché. - Ou alors à Teresva, il y a un pont maintenant... - Je crois que ce passage-là n'est autorisé qu'aux frontaliers. - N'importe quoi ! Ils l'ont ouvert aux étrangers depuis que la crue de la Tysa, l'année dernière, a emporté la voie ferrée qui passait en Roumanie... - Arrêtons-nous demander au colonel des gardes-frontières de Hruseve. La caserne n'est pas loin. L'idée fait l'unanimité. Quant au colonel, il est catégorique : - Niet. Ici, les points de passage sont réservés aux Ukrainiens et aux Roumains des villages frontaliers. Vous devez retourner à Tchernovtsy et passer par là-bas. - Mais nous en venons, c'est à deux jours de bus ! Et nous allons à Sapinta, de l'autre côté de la Tysa, à trois kilomètres d'ici... - Alors passez par la Hongrie. Par la Hongrie ! Faire un détour par la Hongrie, 150 kilomètres plus à l'ouest, pour parvenir en Roumanie... L'idée est trop stupide aux oreilles de Nicolae, Roumain d'Ukraine, qui rentre chez lui en bus à la suite d'un accident de voiture. Son plan est plus simple : il connaît personnellement le colonel du chek-point de Teresva et nous entraîne chez lui. Il va nous arranger le coup... Mais le colonel est parti pour Rachiv et ne reviendra que demain matin, nous prévient sa femme. Qu'à cela ne tienne ! affirme Nicolae. Nous l'attendrons ! Et de s'enivrer à la vodka tout seul, très vite, en soliloquant sur la culture française, Maupassant, Balzac, Robespierre, Louis XVI et Louis XVIII, le duc de Guise et Joe Dassin. Un moment, il a recherché dans sa mémoire les paroles de L'été indien... Nous nous sommes éclipsés avant que cela ne dérape. Non loin de l'hôtel de Tjaciv où nous avons trouvé refuge, la Tysa reste infranchissable. Un vieux pont tente pourtant de l'enjamber, mais il s'arrête au milieu de la rivière, coupé net. Ce n'est pas le premier pont en ruine que nous croisons sur la Tysa. À Byckiv ou Hruseve, d'anciennes piles orphelines de leur tablier émergent des eaux, vestige d'une époque où la rivière ne rimait pas avec frontière, lorsque l'Empire austro-hongrois englobait ses deux rives, jusqu'en 1918. Aujourd'hui, sur les 500 kilomètres de frontière roumano-ukrainienne, seul un point de passage est donc international et sans restriction : celui de Tchernovtsy, non loin de la Moldavie. Le détour par la Hongrie nous a pris deux jours, en comptant les heures d'attente entre les bus. Arrivés à Sapinta, deux kilomètres à vol d'oiseau de Teresva où nous avons laissé Nicolae cuver sa vodka, nous sommes partis rôder dans les forêts qui bordent la Tysa. De l'autre côté, une sono puissante crachait des tubes disco. Fête à Teresva ? En tout cas, c'est Nicolae qui a dû être content lorsqu'a retenti L'été indien. Les autres articles