SEMAINE 21

La saga monastique d'Athanase et Nicodème.






L'aube perce à peine sur Ujkowice, petit village de Pologne orientale, à quelques kilomètres de la frontière ukrainienne. Sept heures. Comme tous les matins, les douze moines polonais du monastère chantent et prient depuis une heure lorsque frère Athanase, qui préside la liturgie, la clôt par une ultime prière. Un à un, ils quittent la chapelle silencieusement, non sans avoir baisé du bout des lèvres leur icône préférée. La première cérémonie de la journée est terminée. Elle n'a pas donné lieu à des sacrifices de chats, et les moines ne leur ont pas bu le sang et dévoré le cœur.

Pourtant, c'est bien de messes noires et de sorcellerie dont on les a soupçonnés pendant des années, longtemps après la fondation du monastère, en 1986. Aujourd'hui que ces rumeurs se sont tues, frère Athanase s'en souvient en souriant, les yeux bonhommes et la barbe grise lui tombant en broussailles sur son ventre rebondi.

- On nous a même fait passer pour des adorateurs du diable ! dit-il, rigolard. Mais le plus dur fut l'hostilité des villageois, nos voisins, qui venaient manifester et nous insulter devant notre porte, manipulés par le prêtre d'Ujkowice qui nous a rejetés dès le début...

Il faut dire que frère Athanase et son supérieur, frère Nicodème, n'avaient à peu près aucun argument en leur faveur lorsqu'ils décidèrent de fonder leur monastère largement œcuménique sur une terre farouchement catholique. Une terre frontalière par laquelle, tout comme dans la région ukrainienne voisine, passe le front de l'Europe catholique et de l'Europe orthodoxe.

Nés catholiques, frère Athanase et son compère Nicodème fréquentent plusieurs monastères catholiques de Pologne avant de partir, vers l'âge de 25 ans, parfaire leur formation spirituelle à Jérusalem. Ils y côtoient pendant deux ans différentes communautés chrétiennes, et notamment les gréco-catholiques (voir Semaine 20). Peu à peu séduits par la liturgie byzantine, les voila partis pour deux ans supplémentaires à Chicago pour apprendre l'ukrainien dans une communauté gréco-catholique ukrainienne. Pas de doute : leur adhésion à l'Église gréco-catholique leur permet de suivre les rites grecs qu'ils affectionnent sans pour autant renier leur croyance catholique.

Ils rentrent alors en Pologne en 1984 dans l'idée de fonder un monastère gréco-catholique où pourrait néanmoins s'exprimer, dans un large esprit d'ouverture, toutes les tendances chrétiennes. Mais c'est sans compter sur les rivalités politico-religieuses que se livrent les chrétiens en terre polonaise... En quête de reconnaissance, Athanase et Nicodème partent à la recherche d'une Église qui voudra bien donner sa bénédiction à leur projet. Une quête de longue haleine...

L'Église catholique de Pologne ? C'est non. Certes, les gréco-catholiques sont rattaches à Rome, mais de la à favoriser leur expansion en Pologne... L'Église gréco-catholique d'Ukraine ? C'est non. Nicodème et Athanase ne sont pas ukrainiens. L'Église gréco-catholique de Biélorussie ? C'est non. Ils ne sont pas non plus biélorusses... Reste l'Église orthodoxe de Pologne. Très faible en nombre, elle ne se fait pas prier pour accueillir sous son aile ces moines chrétiens trop longtemps privés d'Église. En 1994, pour finir, Athanase et Nicodème choisissent cette solution et se convertissent à l'orthodoxie. En échange de quoi l'Église orthodoxe reconnaît le caractère œcuménique de leur monastère.

En attendant, les moines n'ont pas molli. De 1984 à 1986, ils visitent plus de quarante terrains mais ne sont nulle part les bienvenus. C'est finalement sur les hauteurs d'Ujkowice, à l'extérieur du village, qu'ils achètent dix hectares, y posent leurs valises et se mettent au travail. Au grand dam du curé qui voit en eux des rivaux dangereux même si aucun villageois n'est orthodoxe.

- Nous avons tout fait nous-mêmes pendant de longues années avant que les gens ne se décrispent, poursuit frère Athanase sans ressentiments apparents. Leur regard a probablement changé lorsqu'ils ont compris que venaient chez nous des gens de toutes confessions, parfois de très loin, pour nous aider à bâtir le monastère. Finis les chats éventrés et les adorations sataniques. Il reste certes des réticences mais nous pouvons travailler en paix. Nous avons aujourd'hui 25 hectares de cultures et nous nous rendons forcément des services entre voisins...

Le petit déjeuner, copieux, a pris fin. Après la prière de fin de repas, frère Athanase monte jeter un coup d'œil aux travaux du clocher que frère Sérafin et frère Nicolae, aides d'un maçon catholique, élèvent brique par brique sur le toit de l'Église. De la-haut, en regardant vers l'Est les terres d'où a émergé le soleil deux heures plus tôt, il pointe l'Ukraine du doigt, la barbe au vent et le regard rieur, sans cacher son affection pour ce rivage byzantin.

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