SEMAINE 27

Les idoles soviétiques de Lituanie parquées à la frontière biélorusse.





Garde en treillis militaire, caméras de surveillance : l'entrée de la grosse datcha de Viliumas Malinauskas est sévèrement gardée. L'homme dit avoir reçu des centaines de lettres de menace depuis qu'il a donné refuge aux fantômes soviétiques de Lituanie. À Grutas, dans le sud du pays, à quelques kilomètres de la Biélorussie où les mêmes fantômes peuplent encore les places centrales des villes et des villages.

À la différence de son voisin qui ne les a jamais déboulonnées, la Lituanie, dès son accession à l'indépendance en 1991, s'est débarrassée des statues érigées partout en l'honneur des caciques soviétiques. Après cinquante années d'un régime d'autant plus honni par les Lituaniens qu'il les priva de leur première indépendance obtenue en 1919, les symboles communistes furent détruits. Certains en réchappèrent néanmoins pour aller croupir au fond de hangars perdus.

En 1997, le ministre de la Culture lituanien lance un appel d'offres pour les mettre en valeur. Viliumas Malinauskas tente le coup. Ancien directeur de kolkhoze, il s'est bâti l'une des premières fortunes de Lituanie en fondant en 1989 une entreprise spécialisée dans le champignon. Derrière sa datcha, il emploie 500 personnes dans l'usine où il fait venir des champignons de toute l'ex-URSS - sauf de Biélorussie, précise-t-il, car ils ne se vendraient pas à cause de Tchernobyl - avant de les exporter dans le monde entier. Si son projet de parc d'attractions remporte l'appel d'offres, c'est parce qu'il ne demande aucune aide à l'État. L'argent, il l'a. Et l'endroit...

- J'ai proposé de réunir les statues sur 20 de mes 200 hectares de forêt, explique-t-il. C'est vrai, je vois plusieurs Lénine de mes fenêtres, et mes détracteurs m'ont accusé d'en être nostalgique. Mais ils insultent la mémoire de mon père !

En 1944, lorsque l'URSS annexe définitivement la Lituanie, la répression s'abat sur ce peuple de trois millions d'âmes. Elle va durer 10 ans. 360 000 Lituaniens sont emprisonnés, tués ou déportés en Sibérie dans des wagons à bestiaux. Soupçonné être l'un de ces "guerriers de la forêt" qui luttèrent clandestinement pendant des années contre l'Armée rouge, le père de Viliumas Malinauskas fut déporté en Sibérie de 1949 à 1959.

- Je n'ai pas vu mon père entre l'âge de 6 et 16 ans, lâche nerveusement le créateur du Grutas Park. Et vous voudriez que je sois nostalgique de tous ces assassins ?

Dans le parc, juste à côté, les 60 statues de Lénine, Dzerzinski, créateur du goulag, Dzidzilus, grand ordonnateur des déportations lituaniennes, Staline et les autres, n'ont pas bronché. Pas plus que lorsque certains des 100 000 visiteurs annuels du parc se font photographier à leur côté, en robe de mariée ou une canette de Coca-Cola à la main.

Car on s'amuse bien, à Grutas Park : aire de jeux et petit zoo, restaurant où l'on peut tester le meilleur de la cuisine sibérienne... à base de champignons bien sûr. Et c'est parce que devoir de mémoire et business ne font pas bon ménage que la polémique a fait rage, divisant la Lituanie entre pro et anti Grutas Park. L'Assemblée nationale lituanienne en a même débattu sept fois ! Le jour de l'inauguration, le 1er avril 2001, quelques anciens guerriers de la forêt ont entamé une grève de la faim. Mais rien n'arrête Viliumas Malinauskas.

- Je ne fais rien que je regrette après, dit cet homme qui sourit peu. Ce parc est un mémorial dédié aux victimes. Il s'adresse aux jeunes, pour qu'ils sachent ce que nous avons souffert. D'ailleurs, les professeurs viennent nombreux avec leurs classes. Et je voulais aussi rendre hommage aux artistes. Qu'on l'aime ou pas, les Soviétiques ont créé un art à part entière. Pourquoi le détruire ? Les artistes aussi ont bien souvent subi la férocité de ceux qu'ils immortalisaient...

Viliumas Malinauskas ne s'arrêtera pas là. Il veut recréer l'ambiance des camps sibériens. Ne jamais oublier, dit-il. Déjà, il se réjouit que sa forêt ressemble à celles de Sibérie, bouleaux et conifères à l'infini. Mais sa dernière idée risque de réenflammer la polémique. Il projette un train à vapeur qui sillonnerait le parc, avec des wagons à bestiaux où les visiteurs prendraient place pour ressentir, le temps d'une boucle en forêt, le martyre des déportés. Comme un petit Disneyland de la mémoire du goulag.

Parmi les protestations que son parc a suscitées, Viliumas Malinauskas a eu vent d'une lettre d'une Lituanienne de 86 ans vivant aux États-Unis et publiée dans le journal des Lituaniens d'Amérique. Elle y demandait que le créateur du Grutas Park soit plongé dans le goudron et les plumes et envoyé de l'autre côté de la frontière, en Biélorussie, pour y recréer le parc de ses rêves.

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