SEMAINE 28

Un grillage tout neuf pour Sakaline.






Penché sur de vieilles cartes des années 1960, Zenonas Kumetaitis fait glisser son stylo sur la frontière lituano-biélorusse. Il connaît par cœur ses quelque 660 kilomètres et les fait défiler dans sa mémoire. Parfois il s'arrête, marque la frontière d'une petite croix et sourit étrangement. Et raconte pourquoi ces endroits perdus aux confins de la Lituanie et de la Biélorussie lui rappellent tant de souvenirs.

À 60 ans, ce géographe lituanien réputé a vécu le sommet de sa carrière en 1990, lorsqu'il fut nommé à la tête de la commission de démarcation des frontières lituaniennes. Cette année-là, la Lituanie déclare son indépendance dans ses frontières héritées de l'URSS, dessinées en 1949.

- Ne les appelez pas "frontières" !, s'exclame Kumetaitis en levant son stylo. Les lignes qui séparaient les quinze républiques d'URSS n'étaient portées que sur les cartes administratives. Elles n'avaient aucune concrétisation sur le terrain. Aucune borne, rien ! Comme toutes les autres, la limite fixée entre la République Socialiste de Lituanie et sa consœur biélorusse ne servait qu'à délimiter les terres entre kolkhozes. C'est d'ailleurs pourquoi elles n'arrêtaient pas de changer...

Le géographe a sorti d'autres cartes de cette époque pour les comparer. De 1949 à la fin des années 1980, la limite administrative lituano-biélorusse, comme il l'appelle, a la bougeotte : elle subit des centaines de petites modifications.

- Il s'agissait d'accords entre kolkhozes. On se réunissait autour d'un bon repas, on buvait quelques vodkas et on signait un petit échange de terres en levant bien haut son verre... Alors, quand il a fallu démarquer précisément la frontière internationale entre nous et les Biélorusses, les problèmes n'ont pas manqué. Tenez par exemple, là : à Pagiriai.

À force de la triturer dans tous les sens, la "frontière" a fini par laisser s'échapper un petit bout de Lituanie. En 1956, le kolkhoze de Salcininkai obtient 150 hectares de terre enclavés en Biélorussie, au lieu-dit Pagiriai. Dès lors, les cartes mentionnent toutes cette petite bulle de territoire lituanien égarée dans la république voisine.

Zenonas Kumetaitis aurait préféré ne pas avoir à régler la question de Pagiriai, lorsqu'il avait la charge de démarquer la frontière. Car l'enclave est habitée. Trois personnes : une mère âgée et ses deux fils, sérieusement alcooliques. Lorsqu'il leur a demandé dans quel pays ils voulaient vivre, les deux frères ont répondu qu'ils s'en fichaient éperdument. Quant à la vieille femme, elle se serait bien vue lituanienne.

- Les Biélorusses n'ont rien voulu savoir et la négociation a tourné court, affirme Kumetaitis. Pagiriai a été échangée contre 150 hectares de forêt. Ces trois personnes sont devenues biélorusses sans rien demander... Mais venez. Je vous emmène à Sakaline. Vous allez comprendre jusqu'où nous sommes allés.

À 60 kilomètres au sud de Vilnius, après avoir emprunté de longues routes de terre, Kumetaitis s'est engagé prudemment entre les ornières boueuses du village de Sakaline. Lorsqu'il est arrivé au centre, il a perdu son sourire. Dressées à cent mètres l'une de l'autre, trois bornes font serpenter la frontière en plein cœur du hameau. Trente maisons en Lituanie, trente maisons en Biélorussie.

Lorsque les bornes ont été plantées il y a cinq ans, les villageois n'y prêtaient pas attention et passaient d'un pays à l'autre comme on traverse la rue. Mais, depuis deux ans, un garde-frontière surveille le centre de Sakaline dans une petite guérite jaune.

- Il a fallu du temps pour faire comprendre aux gens qu'ils avaient désormais à faire à une frontière internationale, raconte Kumetaitis. Apres plusieurs amendes, ils ont fini par comprendre. Les infractions sont devenues rares.

Et Sakaline, immanquablement, s'est divisé. Jusqu'au réseau électrique qui a été séparé en deux l'année dernière. Seuls les canards, dont la marre est bi-nationale, pataugent encore selon leur gré en Lituanie ou en Biélorussie. Kumetaitis n'est pas fier de cette histoire et avoue qu'aucune des deux parties n'a voulu céder. Il en est à sa troisième cigarette d'affilée quand un vieux paysan s'approche.

- Vous venez pour le grillage ?

- Non... Quel grillage ?

- Je veux un grillage ! J'en ai marre de voir mes bêtes passer de l'autre côté sans pouvoir aller les chercher. Ça devient impossible !

Le garde-frontière est sorti de sa guérite et s'en mêle.

- Vous l'aurez votre grillage ! D'ici à la fin de l'année si tout va bien. Rigide, 2,5 mètres de hauteur avec caméras. Ce sera une frontière moderne ici !

De quoi dissuader poules et canards d'aller se faire manger chez ceux d'en face. En tout cas, fait remarquer Kumetaitis, le cimetière est du côté lituanien... Tout comme le calvaire, à moins de trois mètres duquel passe la frontière. Dieu aurait-il choisi son camp ?

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