SEMAINE 29

Hôtel Bielorussia.






Après des jours de redoux qui ont libéré des glaces la rivière Dvina, Polotsk subit brusquement une vague de froid. Une tempête de neige recouvre à nouveau tout depuis ce matin et les habitants de cette petite ville du nord de la Biélorussie ne s’aventurent dehors qu’en marchant rapidement, la tête bien enfouie sous d’épais bonnets. Les rives de la Dvina sont figées, désertes, bordées d’usines et d’églises silencieuses. Ses eaux sombres et glaciales semblent s’écouler plus lentement vers la Lettonie, cent kilomètres à l’ouest. Là-bas, une fois franchie la frontière, la Dvina prendra le nom de Daugava et ira droit sur Riga se jeter dans la Baltique.

Mais pour le moment, c’est l’affluence au Dvina, l’unique hôtel de Polotsk. La correspondance routière vers la Lettonie est annulée et au moins cinq personnes du bus de Minsk sont contraintes de descendre à l’hôtel en attendant le prochain bus, dans... deux jours. Sur le perron, appuyés aux grosses colonnes corinthiennes en faux marbre qui encadrent l’entrée pompeuse, trois policiers fument des cigarettes. Et dans le hall, sous les lambris du vaste plafond à caissons d’où pendent des lustres obèses et lourds de milliers de billes de verre, deux militaires somnolent à l’écart, un peu avachis dans des gros fauteuils de cuir. Bienvenue à l’hôtel Dvina.

Derrière une minuscule fenêtre, la réceptionniste aux cheveux rouges n’en finit plus de remplir des formulaires et de jouer sur son boulier pour établir les factures. Au compte-gouttes, les clients disparaissent dans l’escalier monumental. Dans les étages, d’autres réceptionnistes les attendent avec les clés de leur chambre, qu’elles leur donnent en levant à peine le nez de leurs mots croisés. D’en bas monte sourdement la voix de crooner du chanteur du restaurant, qui répète quelques standards russes pour ce soir. Ouverture de la salle à 19 heures.

Tout l’hôtel s’y est donné rendez-vous, non sans avoir déposé ses affaires au vestiaire, obligatoire. Dix clients, dix serveurs, un chanteur, un disc-jockey, tous éparpillés dans l’immense salle verte et rendus minuscules sous les six mètres de plafond. Le crooner ménage son effet. Pour l’instant, honneur au disc-jockey. Et pour ouvrir le bal, son intuition ne le trompe pas. Mesdames et messieurs, les Eagles, avec Hotel California.

On a dark desert highway, cool wind in my hair...

Trois filles ont pris une table près de la piste de danse. Elles sont de passage à Polotsk pour un séminaire pédagogique et entament leur troisième et dernière nuit à l’hôtel. Ça se fête. A la vodka ! dit Irina qui rit très fort.

Please bring me my wine
We haven’t had that spirit here since nineteen sixty nine...

Le crooner s’est lancé et chante sur sa boîte à rythmes en parfaite synchronisation. Le disc-jockey a branché les deux spots jaune et bleu et les trois filles sont déjà sur la piste, excitées. Irina a bu plus que ses amies et rit de plus en plus fort.

Depuis le début, les deux militaires dînent côte à côte, impassibles. Leurs galons de gradés luisent dans la pénombre. Ils ont résisté à la vodka jusqu’à maintenant mais n’y tiennent plus et commandent une première bouteille. Les danseuses leur donnent soif. Et ces trois types qui les ont rejointes... A nous, camarades ! L’armée biélorusse sait aussi s’amuser !

Longtemps, les gradés restent timides, à bouger mollement sur le bord de la piste. Et puis le chanteur s’emballe, et aux cris des filles ils se lâchent. Ils font les coqs sous l’œil inquiet des serveurs qui continuent pourtant à leur servir à boire. Et brusquement les filles battent en retraite, regagnant leur place pour calmer le jeu. Sauf Irina, qui part faire le tour des tables où elle se fait offrir des verres.

A l’une d’elles, quatre des cinq passagers du bus en perdition ne semblent pas contrariés par 48 heures de contretemps. A en juger par l’amoncellement des plats sur leur table, ils ont fermement décidé d’en profiter. Pas de bus avant deux jours ? Zdarôviè ! Allez ! Zdarôviè pour Irina !

Le disc-jockey a repris les rennes pour la dernière demi-heure. A minuit, il annonce au micro la dernière chanson. Et termine comme il a commencé...

" Relax ", said the night man
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