SEMAINE 30

Stanislaw l'apatride.






Depuis deux jours, on ne se presse plus dans la rue piétonne de Daugavpils. Les habitants ont ralenti l'allure et goûtent à nouveau au plaisir de flâner. Printemps précoce dans l'est de la Lettonie. La neige libère les trottoirs et les tables des cafés la remplaceront bientôt. Dès la fin avril, soutiennent avec optimisme Stanislaw et Kristina, 40 ans à eux deux. En attendant, ils se dirigent doucement vers leur bar favori, qui ne paye pas de mine mais où l'on trouve the best beer of the world, affirme Stanislaw.

- L'anglais ? Je l'ai appris tout seul, raconte-t-il. Ça m'aidera peut-être à trouver du boulot et à sortir de l'usine où je mets de la limonade en bouteille depuis deux ans. Tu parles d'un métier… En tout cas l'anglais me servira certainement plus que le letton. Ici, personne ne parle letton. Daugavpils est une ville russe.
- Tu es russe ?
- Je parle russe, c'est tout ! Mais je ne suis rien. En Lettonie, je ne suis rien. Et en Russie non plus, d'ailleurs. Je suis apatride, comme des centaines de milliers de gens d'ici. Pas de carte d'identité. Tu connais un pays où il y a autant d'apatrides qu'en Lettonie ? Cherche pas, il n'y en a pas.

Etrange record national. Sur une population de 2,4 millions d'habitants, la Lettonie compte quelque 600 000 apatrides, reflet du passé soviétique d'un pays qui cherche encore comment tourner la page.

En 1944, les Soviétiques reprennent la Lettonie aux Allemands et l'incorporent de force à l'URSS. Pour briser la résistance, près de 125 000 Lettons sont tués ou déportés vers la Sibérie de 1946 à 1953. Dans le même temps, la colonisation s'intensifie et se poursuivra pendant trente ans. Pour Moscou, Riga, la capitale lettone, est un débouché crucial sur la Baltique. Des centaines de milliers de Russes sont envoyés en Lettonie pour en faire une pièce maîtresse du complexe militaro-industriel soviétique. En 1989, à la veille de recouvrer son indépendance, 34 % de la population du pays est russe. Si l'on y ajoute les minorités biélorusse, ukrainienne ou encore polonaise, les Lettons y sont tout juste majoritaires. Ils sont même minoritaires dans certaines villes. Daugavpils, 150 000 habitants, ne compte que 13 % de Lettons…

Contrairement à la Lituanie voisine, où la minorité russe s'élève à 8 % de la population, la Lettonie n'a pas accordé la citoyenneté lettone à toute personne qui vivait sur son sol au moment de son accession à l'indépendance. Seuls les Russes installés en Lettonie avant 1940 et leurs descendants purent devenir citoyens lettons. Pour les autres, quelque 700 000 russophones officiellement désignés comme " non-citoyens ", des quotas par tranches d'âge et des critères furent établi, comme la connaissance du letton, de l'histoire du pays, de sa Constitution ou de son hymne national… avec examen à la clé. Les protestations de la Russie, du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne poussèrent Riga à adoucir sa loi de naturalisation en 1998. La Lettonie, sous la pression, mit de l'eau dans son vin.

Stanislaw a recommandé une bière. Une bière russe. Il doit encore apprendre le letton et passer un examen s'il veut devenir citoyen, mais ça ne l'intéresse pas. Comme des dizaines de milliers d'autres jeunes, le statut d'apatride lui convient assez bien : pas de droit de vote, mais pas de service militaire non plus !

- Et pourquoi devrais-je apprendre une langue qui ne me servirait à rien ? demande-t-il, un rien provocateur. Je n'ai pas d'amis lettons. Pas d'ennemis non plus, d'ailleurs. Et puis, je ne veux pas choisir. Je suis né et j'ai toujours vécu en Lettonie, je suis letton. Je parle russe et ma famille vient de Russie, je suis russe. Tu comprends ? Je veux deux cartes d'identité, sinon je reste apatride.

Kristina l'a laissé parler. Par sa mère lettone, elle a obtenu la citoyenneté. Elle parle letton mais préfère le russe, la langue de son père, apatride lui aussi. Son rêve est d'aller vivre à Moscou, mais avec le statut d'apatride de Stanislaw, estime-t-elle, ça ne serait pas facile.

- Mais rien n'est facile désormais. Les frontières ont poussé partout. Mes grands-parents n'habitent pas loin d'ici, près de Polotsk en Biélorussie, dans un village où je passais toutes mes vacances quand j'étais enfant. C'est à deux heures de route, plus 60 dollars pour le visa ! Je ne connais rien à l'histoire ni à la politique, et cela ne m'intéresse pas. Je sais juste qu'il y a quelques années, il n'y avait pas de visa ni même de frontière pour aller voir mes grands-parents. Et qu'il n'y avait pas d'examen scolaire pour obtenir une carte d'identité…

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