SEMAINE 32

Cronstadt, ville ouverte, entre révoltes et raves parties






Nichée au fond du golfe de Finlande, Saint-Pétersbourg fête son tricentenaire. Même si l'eau n'y est toujours pas potable, que l'eau chaude n'arrive pas dans les appartements communautaires du centre ville et que les cours intérieures des immeubles sont chaque année plus insalubres et parsemées de tas d'ordures, la ville s'est offert un lifting cher et spectaculaire. Des centaines de façades, de palais et d'églises ont été restaurés. Saint-Pétersbourg peut à nouveau prétendre au titre de plus belle ville du monde.

Au large, à une vingtaine de kilomètres plus à l'ouest, Cronstadt s'apprête elle aussi à fêter ses 300 ans. Fondée sur l'île de Kotlin en 1704, cette Saint-Pétersbourg en miniature n'attend rien de son anniversaire. Profondément délabrée, Cronstadt reste une ville militaire à l'écart des projets de rénovation de sa grande soeur. Base stratégique des forces navales de l'Armée rouge, elle fut la dernière ville ouverte aux visiteurs, en 1996.

Depuis une quinzaine d'années, l'île de Kotlin est reliée par une digue gigantesque - 18 km de long - à la rive nord du golfe de Finlande. Les travaux de l'autoroute qui devait y être construite n'ont jamais été terminés et la route serpente entre des pilônes de béton et des terrassements éventrés. D'anciennes guérites de soldats rappellent l'époque récente où Cronstadt était une ville interdite à quiconque ne possédait pas les autorisations nécessaires, délivrées exclusivement par l'armée. Ses 45 000 habitants, qui devaient obligatoirement travailler dans les arsenaux de la base navale, vivaient à l'ombre de ces check-points militaires.

Depuis son ouverture, les touristes russes sont nombreux à venir marcher dans ce lieu mythique où les matelots ont plusieurs fois ébranlé la Russie toute entière. En 1905 d'abord, lorsqu'ils se soulevèrent pour une première révolution avortée. En 1917 ensuite, notamment lors de la prise du Palais d'hiver de Saint-Pétersbourg - alors Petrograd - à laquelle participèrent des milliers de marins de Cronstadt. Et en 1921 surtout : longtemps niée par le pouvoir soviétique qui s'efforça d'en faire disparaître le souvenir, la rébellion de cette année-là entendait mettre un terme au monopole du Parti communiste et à l'économie de guerre maintenue par Lénine. Alors commissaire à la guerre, Trotski envoya l'armée traverser les glaces de la Baltique pour attaquer Cronstadt et noyer les insurgés dans un bain de sang. Dernier fait d'armes enfin, et non des moindres : de 1941 à 1944, Cronstadt, tout comme Saint-Pétersbourg - alors Leningrad -, fut cernée par les troupes allemandes. Pilonnés pendant 900 jours, affaiblis par la faim, les marins de Cronstadt ne se rendirent jamais.

L'insurrection de 1921 n'est toujours pas honorée à Cronstadt. Sur la Place de l'Ancre, d'où partirent à chaque soulèvement les matelots en colère, un monument érigé sous l'ancien régime honore les marins révoltés sans mentionner ceux de 1921. Lorsqu'ils débarquent de leurs vaisseaux en escale, les marins permissionnaires foncent en troupe vers l'arrêt de bus pour Saint-Pétersbourg sans un regard pour ce monument tronqué.

Derrière eux, des bateaux de guerre sont alignés dans la rade. Trois cuirasses, deux frégates et deux sous-marins. C'est peu. Cette flotte de guerre-là ne fait pas peur. Mais le port semble cacher d'autres installations plus discrètes, construites au ras des flots plus loin dans l'île, apparemment inaccessibles. Cronstadt est comme un iceberg et garde probablement secrète la plus grande partie de son arsenal.

En ville, des dizaines de très vieux et superbes bâtiments abandonnés trahissent le riche passé commerçant de Cronstadt. Tirées au cordeau il y a trois siècles, des rues sans voitures, vides et silencieuses, semblent endormies pour toujours. Un vrai décor de cinéma. Soudain, une voiture de police fait irruption à un carrefour. Intervention musclée : arme au poing, gilet pare-balle... l'un des trois policiers pénètre dans un petit magasin d'alimentation et en ressort trente secondes plus tard avec une bouteille d'eau fraîche, sous les rires gras de ses collègues. Mais où sont les caméras ?

Aujourd'hui, Cronstadt ne se révolte plus. Ville ouverte, presque normalisée, où les policiers jouent aux cow-boys pour tuer l'ennui, elle devient le lieu privilégié de la jeunesse branchée de Saint-Pétersbourg qui vient s'y encanailler à la moindre occasion. Dernière mode : les rave parties dans les forts abandonnés de Cronstadt. Caisses de bières et musique techno à deux pas des cuirassés.

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