SEMAINE 34

Les Skolts de "l'autre bras" sédentarisés en Finlande.






Une silhouette de femme élancée, les bras levés, la poitrine généreuse et la robe gonflée par un vent d'est... Voilà à quoi ressemble le pourtour de la Finlande quand Lénine lui accorde l'indépendance en 1917. C'est en tout cas ce que les Finlandais disent de leur pays d'entre les deux guerres, avec nostalgie et amertume. Car en 1945, la Finlande change d'allure. Une grande partie de sa robe est arrachée, elle n'a plus la poitrine de sa jeunesse, et un bras lui est amputé... Trois territoires annexés par l'armée rouge à la fin de la guerre.

Manchote, la Finlande continue de lever un bras vers l'ouest et les fjords de Norvège. Petsamo, le bras qu'elle tendait vers l'est jusqu'à toucher les eaux de la mer de Barents, est désormais surnommé "l'autre bras" par les Finlandais. Quant aux Skolts qui y vivaient, c'est leur territoire entier qu'ils ont dû abandonner, et Petsamo restera à jamais la terre perdue de leurs ancêtres.

Elias Monshikov a le visage buriné de celui qui a passé sa vie dehors, par tous les temps, à élever ses rennes. Ne lui dites surtout pas qu'il est lapon, il pourrait mal le prendre tant le mot est péjoratif aux oreilles des Sames, ces peuples autochtones du Grand Nord scandinave. Elias est same, et plus précisément skolt, c'est-à-dire issu de l'un des plus petits des dix peuples sames repartis entre la Norvège, la Suède, la Finlande et la Russie. Il vit à Sevettijarvi, au nord de la Finlande, à quelques kilomètres de Petsamo où il est né il y a 70 ans.

- En 1943 ? J'avais 10 ans, répond Elias, facilement, lorsqu'on lui demande de revenir sur cette année noire pour les Skolts de Petsamo. Vous pensez si je m'en souviens... Mais comprenez bien : notre présence à Petsamo remontait à la nuit des temps. Six mille ans, disent les chercheurs. On ne quitte pas facilement un territoire où ses ancêtres ont chassé et vécu tout ce temps. Le déplacement forcé de 400 personnes, ce n'est rien à l'échelle du monde. Mais à l'échelle des Skolts...

En 1943, la première guerre russo-finlandaise a cessé depuis deux ans et la Finlande a conservé ses deux bras. Mais de chaque côté de la frontière, on sait que la partie n'est pas terminée et on aiguise ses armes. Dans les années 1920, les Finlandais ont découvert du nickel en grande quantité à Petsamo et les Soviétiques louchent sur la région. La Finlande entend la défendre bec et ongles et prépare le terrain à l'affrontement. Les 400 Skolts de Petsamo sont évacués vers l'arrière par l'armée finnoise. Ils y resteront: dans les combats qui font rage en 1944-1945, la Finlande perd son bras oriental, son nickel et son accès à la mer. Elle a seulement conservé les Skolts mais s'en serait bien passé.

- Au lendemain de la guerre, poursuit Elias, nous ne sommes pas les bienvenus en Finlande. Les Finlandais et les autres Sames eux-mêmes nous considèrent comme un sous-peuple, au bas de l'échelle des peuples sames, voire, et c'est le pire à leurs yeux, comme des Russes, puisque nous avons vécu pendant des siècles sous l'autorité des tsars.

Reste à sédentariser les Skolts, dont la société et la culture sont fondées sur la migration annuelle entre un village d'été et un village d'hiver. En Finlande, pas question de leur attribuer deux villages. En accord avec les chefs Skolts eux-mêmes, Sevettijarvi est bâti sur les rives d'un long lac et pensée de façon à respecter la dualité hiver-été de la culture skolt : les quatre-vingt maisons du village sont etalées sur 65 kilomètres de rivage.

- Rester dans la même maison toute l'année devait nous permettre de préserver l'espace de nos activités saisonnières. La chasse, la pêche, l'elevage des rennes... En 10 ans, notre société a éclaté. Toutes les fêtes, les cérémonies, les choix de la communauté avaient lieu lors de la migration vers notre village d'hiver et rien ne l'a remplacée. Notre culture a disparu. Il nous reste notre langue, mais pour combien de temps ?

En 1993, Elias est retourné à Petsamo en profitant de l'ouverture de la frontière. D'un coup de motoneige, il est allé rechercher les lieux de son enfance. Le village d'été a disparu. Les maisons, en bois, auraient été démontées et remontées ailleurs pour les besoins de l'armée russe. Quant au village d'hiver, seule une petite cabane en marque encore l'emplacement. Toutes les autres ont été emportées par le vent.

Un vent qui souffle le plus souvent de l'est et pousse vers Sevettijarvi les fumées nocives de l'usine de Nickel, l'un des monstres pollueurs de Petsamo, "l'autre bras" désormais donné en pâture à l'armée russe et à ses gigantesques combinats militaro-industriels.

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