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SEMAINE 35
Paranoïa sur la frontière.
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Mourmansk baigne dans une lumière blanche. La plus grande ville au nord du cercle polaire ne connaît pas de nuit en cette saison. Trois heures du matin : Sergueï sort du Pilot Club, la discothèque ultra branchée de Mourmansk. Directeur d'une radio musicale, il y va plusieurs fois par semaine en VIP. Sous un ciel blanc qui écrase les reliefs, au volant de sa voiture de luxe intérieur cuir, il longe l'interminable enfilade des blocs d'habitation où logent 500 000 habitants. Du Pilot Club à chez lui, 15 km d'une avenue à quatre voies. C'est à peine si Sergueï connaît de Mourmansk d'autres route que celle-ci.
Et pour cause : Mourmansk est un cul-de-sac. Toutes les routes qui s'en échappent vers le nord sont barrées par des check-points militaires. A quelques kilomètres au-delà, Atomflot, Severomorsk, Teriberka et d'autres petites villes du bord de la mer de Barents sont inaccessibles. Sergueï n'y connaît personne et ne peut obtenir l'autorisation de s'y rendre. Et encore moins nous aider à aller jeter un coup d'œil indiscrets aux sous-marins nucléaires à l'abandon dans les rades désertées.
- Chacune de ces villes cache une base militaire. Vous voulez tenter le passage ? Vous serez refoulés aux check-points.
Dans le minibus pour Severomorsk, les passagers ont montré leurs laisser passer. Quand ce fut le tour des passeports français, les soldats ont sourit. Retour à pied sur Mourmansk…
Reste Nikel, 200 km plus à l'ouest, sur la frontière norvégienne. Une ville de 4 000 habitants construite de toutes pièces après la guerre pour exploiter l'un des plus gros gisements de nickel de Russie. Un monstre industriel dont les rejets atmosphériques ont ravagé des milliers de km² autour de lui. Pas facile de laisser partir deux étrangers librement à Nikel.
A la gare des bus, impossible d'obtenir une place. " Niet ! Forbidden zone ! " Les militaires veillent au grain et barrent la route, nous dit-on. A la gare ferroviaire, tout dépend du guichet. Le n° 1 est contre. Un peu plus tard, le n° 3 est pour. Quant aux policiers en civil qui contrôlent les passagers avant le départ du train, ils n'en savent rien. Zone interdite ou pas ? D'un coup de téléphone, ils s'en remettent à leurs collègues de Nikel. A eux de se débrouiller avec les deux étrangers.
A 30 km/h, le train s'ébroue dans la toundra déserte. Arrêts mystérieux dans des villages minuscules et déglingués, abandonnés parfois, où les passagers descendent sur la voie pour fumer à deux pas des blocs décrépits, des maisons au toit effondré et de containers posés ça et là, rouillés et éventrés. A 50 km de Nikel, le paysage change progressivement. Les forêts se font moins denses et noircissent. Il ne reste bientôt plus que des troncs nus dressés vers le ciel blanc, plantés sur un sol dépouillé, calciné. Un champ de bataille ravagé par les pluies acides de Nikel.
Arrêt en rase campagne, contrôle militaire. Les soldats connaissent déjà nos noms et notent sur un bout de papier les numéros des passeports, des visas, des cartes d'identités et des cartes de presse. Et préviennent leurs collègues de Nikel qui nous attendent déjà à la gare, dans un décor de fin du monde dominé par l'usine gigantesque et menaçante. On ne plaisante plus : militaires, miliciens et gardes-frontières en comité d'accueil pour noter à nouveau les mêmes numéros. Direction l'unique hôtel de la ville. A peine rentrée dans la chambre, visite impromptue d'autres policiers en civil. " Sécurité intérieure ". Interrogatoire mais pas de fouille. Et prière de partir dès que possible pour la Norvège, à 10 km de là.
La Norvège et la Finlande subissent les retombées des fumées de Nikel. Elles ont financé l'installation de filtres mais l'usine reste dangereuse. Autour de la ville, le sol est saturé d'un dépôt noir qui a empoisonné la nappe phréatique. L'espérance de vie ne dépasse pas les 45 ou 50 ans si l'on en croit les tombes du cimetière. A Mourmansk, on le surnomme d'ailleurs " le cimetière des 45 ans ", à ne pas manquer d'après Sergueï.
L'hôtel a prévenu les autorités de notre départ en taxi vers la frontière. Pas question de laisser s'échapper ces deux étrangers sans les fouiller pour de bon, malgré leurs visas estampillés " Ambassade de France ". Et le seul endroit pour le faire sans s'attirer d'ennuis est à la frontière. Sur la route, une jeep de l'armée nous dépasse à toute allure. A l'intérieur, les mêmes têtes que lors de notre arrivée en gare de Nikel il y a deux jours…
Au poste de douane, ils sont tous là à nous attendre, interprète compris, et ils ont tout leur temps. Journalistes, espions… c'est bien pareil. Carnets de notes et pellicules photos sont confisqués, tout au moins jusqu'à ce que " Moscou " confirme par téléphone que nous sommes bien en règle. En attendant, le moindre petit capuchon de stylo bille est passé au crible.
- Et ces chiffres griffonnés au crayon sur votre carte, dans la mer, là, au large de Severomorsk et de Petchanga ? demande un officier convaincu de nos activités d'espionnage. Vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a des bases navales, là-bas. Alors ?
- Ils indiquent le nombre de villages de Sames skolts [Voir Semaine 34] implantés sur ces côtes avant leur évacuation en 1943. C'est un historien finlandais qui a marqué ces chiffres sur ma carte…
L'officier a la très nette impression qu'on se paye sa tête. Si cela ne tenait qu'à lui… Mais " Moscou " rappelle deux heures plus tard et lui demande de nous laisser partir avec tous nos biens. Tous nos biens ?
- Nous allons vous rendre vos carnets et vos pellicules. Vous êtes contents ? Mais je garde la carte. Je ne sais pas qui vous a fourni ces informations stratégiques, mais je tâcherai de le savoir. Je garde la carte.
Dans le poste frontière norvégien, 200 mètres plus loin, le douanier n'a pas compris nos rires de soulagement. " Welcome in Norway ! " a-t-il lancé, ignorant tout des délires paranoïaques de ses collègues russes, de l'autre côté de la frontière.
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