Un an après le tremblement de terre d'Ismit
qui avait provoqué en Grèce un élan populaire considérable


Par Guy-Pierre CHOMETTE

Détente commerciale gréco-turque

Quand on vient lui parler de détente gréco-turque, Panayiotis Mathiellis reçoit sans rendez-vous. Le président de la chambre de commerce et d'industrie de Lesbos fait sur-le-champ toute la place qu'il faut dans son bureau encombré. Il ne cache pas son enthousiasme quant aux progrès réalisés depuis un an dans les relations entre la Grèce et la Turquie, deux pays voisins dont l'histoire a fait des ennemis.

Il y a un an, le tremblement de terre d'Ismit, en Turquie, a permis de mesurer la réalité des efforts de rapprochement, principalement initiés au niveau local. Dans les heures qui ont suivi la catastrophe, la population grecque s'est mobilisée au sein de centaines d'associations pour venir en aide aux victimes turques du séisme. Les autorités grecques et turques n'ont eu d'autre choix que d'emboîter le pas à ce mouvement populaire. Depuis, il ne se passe pas un mois sans que la presse de la région ne fasse état d'une " avancée bilatérale historique ".

" Ce n'est pas la première fois que nous connaissons une phase de détente, reconnaît Panayiotis Mathiellis, mais celle-ci est la première qui ne soit pas décrétée d'en haut. "
Pour consolider le mouvement, un sommet gréco-turc de coopération économique transfrontalière en mer Egée s'est tenu au mois de juin dernier à Izmir, en Turquie. Panayiotis Mathiellis y a établi des liens solides avec son homologue turc d'Izmir, Ekrem Demitras, mais il y a aussi pris conscience des handicaps de Lesbos par rapport aux îles grecques du Dodécanèse, au sud de la mer Egée. Un sentiment que partage Yanis Macheridis, secrétaire général du ministère de l'Egée, basé à Mytilène, chef-lieu de Lesbos : " Contrairement aux îles comme Rhodes ou Kos, les îles du nord-est de l'Egée ne sont pas très touristiques. Du coup, nous manquons d'infrastructures, de voies de communication notamment. Nous devons augmenter les capacités portuaires de Mytilène. Actuellement, les échanges commerciaux avec Ayvalik, le port turc le plus proche de l'île, se font à l'aide de trois petits ferrie de 50 places passagers sans pont véhicule... Ça vous donne une idée du niveau des échanges, qui restent modestes si on les compare aux îles du Dodécanèse. Mais ils augmentent néanmoins régulièrement. " Principales denrées importées de Turquie sur Lesbos pour le moment : des vêtements de cuir. Un petit importateur privé s'en est fait une spécialité.

Et pourtant les besoins ne manquent pas. Stratis Balaskas est journaliste pour la presse locale et suit de près les projets de coopération économique transfrontalière. " Ici, tout le monde vous dira que la détente va favoriser le développement de Lesbos. Le coût de la vie est très élevé sur l'île, car tous les produits viennent d'Athènes ou de l'Union européenne, alors que l'on pourrait importer presque tout d'en face, et à des prix beaucoup moins chers... Par exemple, 100 tonnes de maïs sont nécessaires chaque mois pour les élevages de poulets de l'île, et nous nous fournissons en France ! Mais plus pour très longtemps : dès que nous aurons trouvé les fournisseurs et les transporteurs, nous irons acheter notre maïs en face ".Pour favoriser ces initiatives, les gouvernements grec et turc s'apprêtent à supprimer le système de double taxation qui handicape encore les échanges commerciaux entre les deux riverains de la mer Egée.

Mais Panayiotis Mathiellis va plus loin et prédit un avenir radieux à son île. Troisième île grecque par la taille, peuplée de 85 000 habitants dont 35 000 à Mytilène, Lesbos est restée à l'écart de la manne touristique dont bénéficient presque toutes les autres îles égéennes. Avec la détente gréco-turque, c'est l'heure de la revanche : Lesbos est certaine d'avoir le potentiel pour devenir une plate-forme d'échanges commerciaux entre l'Union européenne et la Turquie. " On a pris l'habitude de dire que la Grèce est le lien nécessaire qui va permettre d'arrimer la Turquie à l'Europe. C'est d'autant plus vrai depuis que la Turquie a été reconnue candidate à l'Union par les Quinze, l'année dernière. Les produits turcs tendent vers une qualité aux normes européennes tout en maintenant leur compétitivité. Les exportations turques vers l'Union ne vont cesser d'augmenter. Or, Lesbos est sur la route de ce flux commercial et peut jouer le rôle de pont. C'est mon objectif, et cela peut venir rapidement".

Lesbos, plaque tournante commerciale entre la Turquie et l'Europe ? Le projet ne manque pas d'attraits mais il connaît un concurrent de taille : la route Egnatia. Héritière de la Via Ægnatia, son homonyme de l'empire romain qui reliait Rome à Byzance, la route Egnatia est actuellement le plus gros chantier autoroutier de toute l'Union européenne. Il a pour but de relier l'ouest de l'Europe à la Turquie par une voie rapide ininterrompue, en traversant toute la Grèce du Nord d'Ouest en Est. Et le gouvernement turc planche sur une prolongation du chantier jusqu'à Istanbul, située à seulement 200 km de la Grèce. Un tel projet marquerait un pas spectaculaire dans les relations économiques gréco-turques : en traversant de part en part la Thrace, région frontalière de loin la plus sensible entre les deux pays, la route Egnatia enracinerait la coopération transfrontalière. Sans attendre davantage, les maires d'une trentaine de villes de Thrace occidentale (Grèce) et de Thrace orientale (Turquie) ont récemment entrepris de créer une eurorégion de part et d'autre de la frontière et s'adressent déjà à Bruxelles pour obtenir des fonds.

À moyen terme, et hormis l'éternel abcès chypriote, aucun nuage ne semble ternir le ciel bleu de la détente au-dessus de la mer Egée. La Grèce a ainsi levé le veto qu'elle opposait depuis des années à la candidature de son voisin à l'Union européenne. Mieux, elle se fait aujourd'hui le meilleur ambassadeur de la candidature turque, arguant du fait que sa sécurité sera mieux assurée dans une Union élargie jusqu'aux rives de l'Euphrate. Soupçonné d'opportunisme, le gouvernement grec a démontré sa bonne foi en signant une série d'accords bilatéraux sur la protection de l'environnement, la coopération technologique et le tourisme.

" Autant dire sur les sujets qui fâchent peu ", ironise Alexander Skopianos, propriétaire d'un supermarché à Sapes, en Thrace occidentale. Rare voix dissonante dans ce concert d'optimisme, il déclare : " Je ne sais pas si l'échange de fruits et de légumes suffira à effacer des décennies de rancœur et de suspicion. Cette région reste la plus grande concentration d'armes de toute l'Europe et ce n'est pas demain que Grecs et Turcs aborderont ensemble les sujets difficiles : la réunification de Chypre et le partage des ressources pétrolières en mer Egée".


Tourisme : le laboratoire de la mer Egée

Décidément, les temps changent en mer Egée. Malgré l'inamovible brume de chaleur qui voile les côtes turques aux yeux des Grecs de Mytilène, le vent de la détente est bien là. En témoigne la soudaine vague de touristes turcs qui déferlent sur les îles grecques depuis le début de l'année. Panayiotis Adrianis gère une petite agence de voyage à Lesbos et s'est spécialisé sur la traversée Mytilène Ayvalik, la ville turque la plus proche de l'île. " Il y a cinq ou six ans, je vendais en moyenne 50 billets par an à des touristes turcs désirant venir à Lesbos. Cette année, nous avons déjà dépassé les 500 billets sur les six premiers mois. Je pense qu'on dépassera les 1 000 touristes turcs sur Lesbos d'ici à la fin de l'année. Vingt fois plus qu'il y a cinq ans ". À l'échelle nationale, les professionnels du tourisme estiment que le nombre de Turcs venus goûter aux charmes de la Grèce en 2000 atteindra les 200 000, soit trois fois plus qu'en 1999.

" C'est un effet direct de la détente ", explique Panayiotis Adrianis. " Les gens n'ont plus peur de se faire mal accueillir, voire de se faire agresser en allant passer leurs vacances dans le pays voisin, comme c'était le cas surtout au début des années 1990. Mais il faut relativiser le phénomène : les Turcs qui voyagent en Grèce sont ceux qui peuvent se le permettre, qui ont un niveau de vie suffisant. Et malgré tout, ils ne sont pas si nombreux que cela. Il est probable que le nombre de visiteurs turcs se stabilise très vite ". Signe des temps, les destinations des touristes turcs en Grèce ont changé : auparavant ils se rendaient principalement en Thrace occidentale (Grèce du Nord), là où l'on trouve le plus de vestiges et de monuments datant de l'Empire ottoman. Aujourd'hui, ils se précipitent sur les îles de l'Egée : Rhodes, Santorin ou la Crète, à la recherche, tout simplement, d'un coin de plage.