Le déblaiement du Danube et la levée de l'embargo sur la Yougoslavie
devraient ressusciter le transport maritime roumain


Par Guy-Pierre CHOMETTE

Le port de Constanta se prend pour Rotterdam

"Vous avez le temps pour visiter le port ? Je préfère vous prévenir, ça peut être long : c'est l'un des plus grands du monde…" C'est probablement la consigne : tout visiteur se doit d'être informé d'emblée du gigantisme du port de Constanta. Nicoleta Dogaru, responsable du bureau de coordination des investissements étrangers, n'a pas dérogé à la règle. Elle a prévu la matinée entière pour la visite guidée. Et c'est un minimum.

Avec ses 3600 hectares, le port de Constanta, grande ville roumaine de la mer Noire, peut en effet s'enorgueillir d'être le plus vaste d'Europe, sinon du monde. Un record qui ne pèse pas bien lourd au regard du faible trafic que le port enregistre actuellement, mais qui à terme peut s'avérer décisif dans la bataille commerciale qu'il s'apprête à livrer à ses concurrents : Burgas et Odessa en mer Noire, et surtout… Rotterdam en mer du Nord.

Rotterdam ? A plus de 3500 km de navigation de Constanta, le port hollandais est l'autre bouche de cette immense artère fluviale qui relie la mer du Nord à la mer Noire : Rhin, Main, Danube, via les canaux Main / Danube et Danube / mer Noire. Une voie de communication qui est l'atout majeur de Constanta. Avec la réorientation progressive des flux commerciaux vers l'est de l'Europe, une tendance que l'élargissement de l'Union européenne aux pays de l'Est ne fera que confirmer, le port roumain a de quoi anticiper l'avenir avec optimisme. Mieux, il risque ni plus ni moins de se retrouver à la charnière des chemins Europe / Asie : de Port-Saïd, à l'entrée du canal de Suez, jusqu'à Rotterdam, il faut naviguer 6500 kilomètres en passant par Gibraltar et 4500 par Constanta…

Vu sous cet angle, l'avenir du port de Constanta est assuré. Une vision des choses que vient tempérer Delia Constantinescu, directrice marketing du port : "Le fait que nous soyons reliés à la mer du Nord n'est pas si important pour nous. D'abord, il faut savoir qu'il n'y a pas moins de 64 écluses entre Budapest et Rotterdam, et 4 seulement entre Budapest et Constanta. Du coup, pour un exportateur d'Europe centrale, la partie ouest de la liaison mer du Nord / mer Noire est bien moins attrayante que la partie est. Nous devons donc capturer les marchandises d'Europe centrale, - de Hongrie, d'Autriche, de République tchèque… - qui actuellement vont vers Rotterdam pour être exportées dans le monde. Ce marché-là est énorme et c'est sur lui que nous misons."

Pour réaliser cette ambition et convaincre les exportateurs d'Europe centrale de se tourner davantage vers l'est, le port de Constanta voit grand. Il lui faut un terminal conteneurs moderne et à forte capacité. L'actuel terminal conteneurs est loin d'être à la hauteur : il ne sert qu'au trafic domestique et ne voit passer annuellement qu'environ 90 000 conteneurs EVP (équivalents vingt pieds). Le projet du nouveau terminal ne manque pas d'envergure. Pour un coût de 282 millions d'euros financé aux trois quarts par la Banque Japonaise de Coopération Internationale et le reste par l'Etat roumain, il doit permettre de porter les capacités du port à 450 000 EVP dès 2003, puis à un million d'EVP à l'horizon 2007. Finie la simple manutention de conteneurs à destination du marché intérieur. Il s'agit d'orienter l'activité vers la réexportation : les conteneurs en transit seront réexpédiés vers leur port de destination. Constanta se voit bien en centre de redistribution de marchandises pour l'Europe centrale et les pays riverains de la mer Noire… L'étude de faisabilité du nouveau terminal est terminée et l'appel d'offre est prévu pour avril 2001.

Le port de Constanta a d'ores et déjà installé un représentant permanent à Budapest pour commencer à vendre sérieusement ses futurs services. Mais quoiqu'il en soit, rien ne bougera avant que le Danube ne redevienne la véritable artère fémorale de l'Europe centrale en matière de flux de marchandises. Depuis les bombardements des ponts yougoslaves par l'OTAN en avril 1999, notamment à Novi Sad, la circulation maritime sur le Danube est complètement bloquée. Une catastrophe pour les armateurs roumains : en 1998, 85 % du transport de marchandises roumaines sur le Danube étaient destinés à la Hongrie, à l'Allemagne et à l'Autriche via la partie yougoslave du fleuve. Sans compter les manques à gagner des droits qui ne sont pas perçus sur les marchandises étrangères transitant habituellement sur le Danube... Pour la Roumanie, les pertes, difficiles à chiffrer, s'élèveraient à environ 200 millions d'euros. Une situation douloureuse pour le port de Constanta qui ne reçoit plus de convois fluviaux en provenance de Budapest, de Bratislava ou de Vienne. Le déblayage du Danube (coût : 26 millions d'euros financés à 85 % par l'Union européenne) doit avoir lieu avant l'été 2001. Après deux ans de somnolence, le fleuve devrait rapidement retrouver un fort niveau de trafic.

"Deux ans de perdus, se désole Delia Constantinescu. Et si l'on pense à l'effondrement du commerce régional aux lendemains de la révolution et à l'embargo sur la Yougoslavie que l'ONU a décrété de 1993 à 1996, nous n'avions vraiment pas besoin de cela en plus…" Alors, dix ans de perdus ? Les chiffres parlent d'eux-mêmes : Avec 62,3 millions de tonnes de trafic en 1988, le port de Constanta avait alors connu son année record. Trois ans d'une chute vertigineuse plus tard, le trafic n'atteignait plus que 26,8 millions de tonnes, soit le même niveau qu'en… 1976. Et depuis, crise économique, embargo et blocage du Danube ont maintenu le trafic aux alentours des 30 millions de tonnes, très loin des scores d'antan et des potentialités vertigineuses du port de Constanta. Facteur aggravant : la flotte marchande roumaine, qui était la plus importante d'Europe de l'Est il y a dix ans, est aujourd'hui moribonde. Dans des conditions mafieuses ou pour le moins obscures, des centaines de cargos roumains ont été bradés de par le monde, hypothéquant pour longtemps le retour de la Roumanie dans le club des grandes nations maritimes. A moins que, comme elle en rêve, la ville de Constanta devienne la porte incontournable du trafic maritime entre l'Europe centrale et l'Europe orientale, avec extension vers l'Asie.

C'est en tout cas ce que pensent nombre d'institutions et d'investisseurs étrangers qui s'intéressent de près à ce mastodonte endormi. Nicoleta Dogaru, qui est chargée des contacts avec ces investisseurs, a d'emblée commencé la visite du port par les travaux de consolidation des deux jetées, qui ne mesurent pas moins de 6 km chacune. Des travaux titanesques si l'on en juge par les dizaines de milliers de rochers et de tétrapodes de béton qui attendent en rangs serrés d'être coulés à plus de 20 mètres de fond au large du port. Faute de moyens, la construction de ces digues géantes fut interrompue en 1991. Avant qu'elles ne se rompent et que le port lui-même soit menacé, la Roumanie est parvenue à faire financer leur finition. La Banque européenne d'Investissements a prêté la moitié des 70 millions d'euros que coûte le projet, le programme PHARE de l'Union européenne en a donné un quart et le dernier quart est pris en charge par l'Etat roumain. Des entreprises italiennes, allemandes et roumaines travaillent ensemble aux travaux de réfection qui ont commencé en 1998 et doivent s'achever en 2002.

En plus du terminal conteneurs financé par les Japonais, les Américains s'intéressent de très prêt à la construction d'un terminal GPL (gaz de pétrole liquéfié) qui doit débuter d'ici deux ans. Le projet est estimé à 145 millions de dollars et devrait permettre à Constanta de voir transiter quelques 600 000 tonnes de pétrole par an à destination du marché intérieur et des pays voisins. Et le tableau ne serait pas complet s'il ne mentionnait les projets de réhabilitation du terminal passagers (fermé actuellement) et d'agrandissement du terminal céréalier. Si tout se passe comme prévu, 282 places de navires seront disponibles à terme dans l'ensemble du port pour 132 actuellement, et les capacités de trafic passeront de 85 millions de tonnes à 255 millions.

Bref, le port de Constanta voit grand et s'en donne les moyens, malgré la crise économique qui n'en finit pas de maintenir la Roumanie bonne dernière des dix pays d'Europe centrale candidats à l'intégration européenne. Il prépare sa future privatisation et cherche à moderniser son image en annonçant la prochaine construction d'un centre d'affaires. Et en dehors de Rotterdam qui accapare pour l'instant une bonne partie des exportations d'Europe centrale, il n'a pas encore de concurrents sérieux en mer Noire malgré la proximité des ports d'Odessa (Ukraine) et de Burgas (Bulgarie).

Il reste cependant un marché que le port convoite sans trop d'espoir mais qui constituerait sa véritable assurance-vie : le pétrole de la Caspienne. Constanta peut-elle encore empocher une part du gâteau et voir passer par chez elle des hydrocarbures du Caucase et d'Asie centrale ? Dans les bureaux récemment refaits à neufs de l'administration du port, on ne cache pas son embarras devant une telle question qui flirte avec la raison d'Etat tant elle évoque les délicats enjeux stratégiques régionaux. " Il y a bien une étude de faisabilité concernant la construction d'un pipe-line Constanta / Trieste, s'aventure un responsable, mais il y a peu de chance qu'elle aboutisse. C'est une décision politique qui ne nous appartient pas. Ce sont les Etats-Unis, l'Europe et la Russie qui vont décider du trajet qu'empruntera le pétrole de la Caspienne… " Et dans cette bataille de titans où plus de cinq projets sont en compétition, le port de Burgas, à 300 kilomètres au sud de Constanta, n'est pas le moins bien placé.

La revanche du canal de Ceaucescu

La légende raconte que lorsque Gheorghui Dej, le premier dictateur de la Roumanie communiste, se rendit à Moscou en 1948 pour dire à Staline qu'il ne savait pas quoi faire de ses prisonniers politiques, le chef de l'URSS pris une carte de la Roumanie, traça un trait entre le Danube et Constanta, au bord de la mer Noire, et lui tint à peu près ce discours : "Chez nous, je leur ai bien fait creuser le canal Don / Volga, alors fais-en autant chez toi. Avec ça, ils auront de quoi s'occuper". Trois ans plus tard, après une tentative qui fit un grand nombre de victimes, (on ignore encore combien précisément), le projet fut abandonné.

Dans les années 1970, Ceaucescu reprit les travaux, sans prisonniers politiques cette fois, et parvint à percer une voie d'eau qui depuis 1984 relie le Danube au port de Constanta, court-circuitant ainsi le long détour qu'effectue le fleuve vers le nord avant de se jeter dans la mer Noire par son immense delta. A l'époque, ce projet pharaonique fut largement décrié pour son coût exorbitant et son manque certain d'opportunités économiques. Mais aujourd'hui, l'heure de la revanche a peut-être sonné.

Long de 65 km, large de 90 m et profond de 7 m, la liaison Danube / mer Noire possède le gabarit d'un canal de première catégorie - la fameuse classe " F " selon les critères des Nations Unies - et peut absorber jusqu'à 80 millions de tonnes de trafic par an. A chaque extrémité, des écluses de 310 mètres de long sont capables de laisser passer des convois de six barges de 3000 tonnes chacune. De l'autre côté du continent, le canal Main / Danube ne laisse passer que des convois de deux barges de 3000 tonnes chacune. Un handicap de taille pour Rotterdam dans la compétition qui s'annonce rude avec Constanta sur le marché des exportations d'Europe centrale.

Pour l'heure, la coupure du Danube pour cause de ponts détruits par l'OTAN en Serbie prive le canal d'une bonne partie du trafic international qu'il est en droit d'attendre. " C'est une questions de mois, estime Stefan Sevastian, directeur général de l'Administration du Canal. Lorsque le Danube sera enfin dégagé en Serbie et avec la fin de l'isolement de ce pays, le trafic international sur le Danube va renaître de ses cendres. Nous pourrons alors reprendre la progression qui était la nôtre depuis 1992 et qui s'est brutalement interrompue un sombre jour d'avril 1999. "

Dès 1992, le canal a en effet renoué avec la croissance après la dégringolade qui a suivi la chute de l'ancien régime. Fort de ses trois petits ports (dont celui de Medgidia près duquel le groupe français Lafarge a racheté récemment la plus grande cimenterie de Roumanie), il a vite retrouvé le trafic domestique qui constitue les quatre cinquièmes de son chiffre d'affaires. Avec 12 millions de tonnes transportées en 1998, le canal avait pratiquement retrouvé son niveau de 1989 et affichait un chiffre d'affaires de 14 millions d'euros pour 2,5 millions de bénéfices. Stefan Sevastian estime à 10 millions d'euros les pertes occasionnées au canal Danube / mer Noire par la coupure du Danube.

Burgas attend le pétrole de la Caspienne

Avec un trafic de 13 millions de tonnes et une rotation de 1800 navires en 1998, le port de Burgas, en Bulgarie, se situe assez loin derrière Constanta qui a enregistré la même année 29 millions de tonnes et 3800 navires. Situé à mi-chemin entre Istanbul et Constanta, Burgas n'a pas pour autant perdu la course au leadership des grands ports de commerce de la mer Noire. Malgré sa taille relativement petite, il possède deux atouts qui peuvent s'avérer déterminants : la région de Burgas compte d'importantes capacités de raffinage actuellement sous-exploitées, et le port grec d'Alexandropouli, en mer Egée, n'est qu'à 270 kilomètres. Deux solides arguments pour capter les millions de tonnes de pétrole qui ne tarderont pas à être extraits des champs pétrolifères du Caucase et d'Asie centrale.

Car la question n'est pas encore tranchée : par où passera l'or noir de la Caspienne ? Plusieurs projets sont à l'étude, fruits des sourdes batailles d'influence que se livrent la Russie, les Etats-Unis et l'Europe. Ivan Ivanov, directeur marketing du port de Burgas, déplie une carte sur la table et y trace de grands traits qui partent de Bakou ou d'Astrakan. Pour lui, on s'en douterait, seul le trajet qui passe par Burgas a de l'intérêt : "Le projet des Etats-Unis consiste à construire un pipe-line de Bakou au port turc de Ceyhan, en Méditerranée. Non seulement il coûterait 4 milliards d'euros du fait de la distance et de la topographie, mais surtout il passerait par la région instable du Kurdistan. Alors que le projet dans lequel nous nous impliquons est moins cher et moins dangereux : du port russe de Novorossiysk, sur la mer Noire, déjà relié à Bakou par un oléoduc, le pétrole arriverait par bateaux jusqu'à Burgas d'où il serait acheminé par un pipe-line qui reste à construire jusqu'au port grec d'Alexandropouli, sur la mer Egée. Ce projet coûterait entre 600 et 700 millions d'euros."

Bref, la Bulgarie joue une fois de plus la carte russe. Les liens séculaires qui la rapproche de Moscou joueront-ils en sa faveur ? C'est possible, mais de l'avis d'Ivan Ivanov, rien ne sera définitif avant deux ans, et de toute manière, la décision finale n'est pas du ressort de la Bulgarie…