La création d'une "eurorégion" comprise entre la Roumanie, la Moldavie et l'Ukraine, achoppe sur la future entrée de Bucarest dans l'Union européenne

Par Guy-Pierre CHOMETTE - Galati (Roumanie)

Les petits naufragés de l'Europe élargie

Trois cents mètres à peine : c'est la longueur de la rive qui permet à la Moldavie de s'inviter de justesse au club des dix pays riverains du plus européen des fleuves, le Danube. Un minuscule rivage marécageux enserré comme dans un étau par l'Ukraine à l'est et la Roumanie à l'ouest. Cette situation frontalière quelque peu alambiquée est attribuée une fois de plus à ce grand tailleur de cartes que fut Joseph Staline : la légende raconte qu'en traçant les frontières de la région à grands coups de règle, son trait aurait ripé aux abords de Giurgiulesti, le village moldave qui joue des coudes entre la Roumanie et l'Ukraine pour une place sur le Danube ...

Quoiqu'il en soit, les trois pays sont désormais face à un nœud de frontières dont ils se seraient bien passés et qui, ces dernières années, a quelque peu évolué : si la frontière entre la Roumanie et la Moldavie s'est largement ouverte depuis dix ans, la création, en 1991 (éclatement de l'URSS), d'une frontière entre la Moldavie et l'Ukraine est venue alourdir d'autant les relations économiques transfrontalières de ces confins de l'Europe centrale.

La première moitié de la décennie 1990 a porté un coup très dur à l'économie de cette région danubienne qui a longtemps servi de plaque tournante dans les échanges est-ouest : la proximité de la mer Noire, à une centaine de kilomètres en aval du fleuve, a fait les beaux jours des ports fluviaux tels que Izmail ou Reni en Ukraine et Galati ou Braila en Roumanie. Mais la fin brutale de l'économie planifiée et la guerre en Yougoslavie qui a largement contribué à réduire le trafic sur le fleuve ont doublement frappé ces villes portuaires.

D'où l'idée de créer une "eurorégion" pour tenter d'enrayer la chute. Si l'idée date de 1992, elle n'a pris corps qu'en 1998 : la Roumanie, la Moldavie et l'Ukraine ont alors signé l'accord donnant naissance à l'eurorégion du Bas Danube. Trois départements roumains, un moldave et un ukrainien sont concernés par cette initiative qui vise à recréer un maillage économique et social transfrontalier. Dorin Otrocol, vice-président du Conseil départemental de Galati, en Roumanie, concède cependant qu'il y a loin de la coupe aux lèvres : "Il s'agit de faire décoller les échanges commerciaux en provoquant des partenariats entre les entreprises des cinq départements. Mais nous passons trop de temps à accorder les législations des trois pays et pour l'instant, il n'y a qu'un partenariat digne de ce nom : Avans Ukrom, une entreprise roumaine de matériel de bricolage, s'est associée avec des fournisseurs ukrainiens d'Odessa qui sont en même temps ses distributeurs."

"Un seul partenariat en trois ans, c'est peu" confirme-t-on à la Chambre de Commerce et d'Industrie de Galati. "Mais l'eurorégion ne se résume pas aux partenariats. Le but est aussi de faire tomber les à priori que nous avons tous les uns sur les autres. C'est pourquoi nous organisons aussi des salons professionnels où les entreprises viennent montrer leurs produits de l'autre côté des frontières. L'année dernière s'est tenue à Odessa une exposition où les entreprises roumaines ont trouvé quelques débouchés. Ici, ce ne sont pas des progrès négligeables."

Du point de vue des infrastructures de transport, on est aussi loin du compte. Mais les choses, néanmoins, ont avancé. Les villes danubiennes de Galati (Roumanie) et Reni (Ukraine), distantes de 25 kilomètres, ont signé en 1999 un accord concernant la réalisation d'une ligne de transport fluvial de marchandises et de passagers. Les premiers va-et-vient viennent tout juste d'avoir lieu, au mois d'août 2001. Et en ce qui concerne la voie ferrée qui relie les deux villes en traversant les frontières Roumanie / Moldavie puis Moldavie / Ukraine en moins de deux kilomètres, elle ne sert toujours qu'aux marchandises mais il est prévu, à terme, d'y laisser circuler des trains de passagers en allégeant les formalités de contrôles. Or, c'est là que tout se complique.

Si l'eurorégion du Bas-Danube a été créée dans le but de graisser des rouages frontaliers quelque peu rouillés, les négociations d'adhésion de la Roumanie à l'Union européenne viennent paradoxalement gripper ce projet déjà difficile à mettre en place. L'été 2001 restera dans les mémoires locales comme celui du coup de frein, notamment en ce qui concerne la frontière roumano-moldave. Depuis le 1er juillet dernier, Roumains et Moldaves doivent se munir d'un passeport pour la traverser, alors qu'une simple carte d'identité leur suffisait jusqu'alors. Le coupable ? Ici, on vous le dit d'une seule voix : Bruxelles. Pour poursuivre les négociations d'adhésion, la Commission européenne a demandé aux Roumains d'imposer un passeport à leurs voisins (et frères de sang) Moldaves. Raison invoquée : sécuriser la frontière. Par mesure de rétorsion, la Moldavie a fait de même.

C'est toute une petite économie d'échanges transfrontaliers qui est touchée. Depuis dix ans, bon nombre de paysans moldaves ont pris l'habitude de traverser quotidiennement la frontière pour vendre leurs produits de l'autre côté. La Roumanie, où le pouvoir d'achat est quatre fois plus fort qu'en Moldavie, est devenue pour eux très attractive. Mais à 32 euros le prix du passeport dans un pays où le salaire moyen tourne autour de 40 euros, nul doute que ce petit commerce frontalier va accuser le coup. "C'est comme un premier visa, raconte Micha, 27 ans, qui habite Giurgiulesti et va souvent en Roumanie acheter des pièces détachées pour voitures qu'il revend en Moldavie, où l'on en trouve peu. Nous sommes inquiets pour l'avenir. Rien ne dit que l'Union européenne ne va pas un jour demander à la Roumanie de nous imposer des visas. Et ce jour-là, ce sera la fin de ce petit commerce frontalier qui fait vivre beaucoup de monde chez nous." Et la fin aussi, tout au moins dans son projet d'origine, de l'eurorégion du Bas-Danube. Mais on n'en est pas encore là.

Pour l'instant, afin d'amortir le choc, la Roumanie a promis de débourser un million de dollars qu'elle s'apprête à donner au gouvernement moldave dans le but de subventionner le prix des passeports. L'Union européenne se serait aussi engagée sur la même somme. En Moldavie, les autorités semblent décidées à favoriser en premier les étudiants, très nombreux à se rendre en Roumanie pour leurs études, en leur accordant la gratuité des passeports.

Quoiqu'il en soit, cette mesure prise par la Roumanie sous la pression de Bruxelles tombe mal pour les acteurs économiques locaux qui voient dans l'eurorégion un moyen d'assouplir les formalités douanières. Radu Driscu, qui dirige les travaux d'aménagement de la zone franche de Galati créée en 1994, ne dit pas autre chose, et souligne le paradoxe à vouloir se rapprocher des voisins orientaux tout en plaçant beaucoup d'espoir dans la future adhésion de la Roumanie à l'Union européenne : "C'est un fait, cette future frontière orientale de l'Union élargie est appelée à se durcir de plus en plus. Notre projet de partenariat avec la zone franche de Reni, en Ukraine, n'ira probablement pas bien loin. D'autant que Bruxelles nous demande implicitement d'abandonner la création des zones franches dans le cadre de notre intégration au marché commun. Les six zones franches déjà créées en Roumanie, dont celle de Galati, vont devoir se reconvertir, tout au moins se recentrer sur des clients extra-communautaires. On peut penser qu'avec la proximité de la Moldavie et de l'Ukraine, nous sommes idéalement bien placés, mais d'ici à ce que des entreprises de ces pays viennent s'installer chez nous ..."

Sur les cinq entreprises actuellement installées dans la zone franche de Galati, quatre viennent de l'Union européenne, dont une française, Dorum, qui fabrique de tonneaux en bois de chêne. A terme, ces 167 hectares de terrain aménagés au bord du Danube sont-ils condamnés ? De fait, c'est bien la zone franche de Reni, probablement destinée à rester en dehors de l'Union encore de nombreuses décennies, qui risque bien d'attirer les clients au détriment de sa voisine de Galati. Mais en attendant de voir venir, chacun bétonne à qui mieux mieux les rives du fleuve en espérant un décollage de l'économie qui amènerait sans doute de nouvelles entreprises étrangères dans la région.

Sauf en Moldavie, où les trois cents mètres de rivage ne se prêtent pas vraiment à l'aménagement d'une zone franche portuaire. Ici, on a d'autres projets. Et notamment celui d'un terminal pétrolier qui permettrait à ce petit pays totalement dépourvu de ressources naturelles de s'émanciper de la tutelle énergétique de Kiev et de Moscou. C'est en effet d'Ukraine et surtout de Russie que proviennent l'électricité, le charbon, la gaz ou le pétrole dont la Moldavie a besoin. En construisant un terminal pétrolier sur leur minuscule part de Danube, les Moldaves espèrent bien s'approvisionner aussi ailleurs, via la mer Noire. Coûts estimés du projet : 38 millions de dollars. Financés par le moldave Tirex-Petrol, le grec Technovax et la Banque Européenne de Reconstruction et de Développement (BERD), les travaux ont commencé en novembre 1999. Mais depuis quelques mois, ils sont suspendus. Si l'on parle officiellement d'un manque de financement, on murmure aussi que le géant russe Lukoil, qui possède presque toutes les pompes du pays, aurait suffisamment de poids pour faire pression en haut lieu. Et l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement communiste et russophile, en février 2001, n'y est peut-être pas pour rien non plus.

Des eurorégions pour favoriser les coopérations transfrontalières.


L'idée remonte à 1958. A cette époque, une première "eurorégion" est mise en place de part et d'autre de la frontière commune de l'Allemagne et de la Hollande. Le but : favoriser la coopération locale et régionale transfrontalière germano-néérlandaise.

Trente ans plus tard, cette expérience pilote ayant porté ses fruits, elle sert d'exemple à l'Union européenne lorsque celle-ci envisage d'établir d'autres eurorégions dans cette Europe centrale et orientale récemment ouverte. Et dès 1990, ces coopérations transfrontalières institutionnalisées ont commencé à fonctionner. D'abord entre l'Union européenne elle-même et les pays d'Europe centrale (Allemagne, Pologne et République tchèque notamment), puis entre les pays d'Europe centrale et les pays d'Europe orientale (Pologne, Biélorussie, Ukraine notamment).

Sur le fond, il s'agit de tisser des liens historiques longtemps rompus en recréant un maillage économique, social et culturel. Sur la forme, les objectifs les plus rapidement atteints sont d'ordre économiques : voie de communication, organisations de foires d'exposition, coopération entre entreprises ou encore services publics communs. Mais les volets culturels et linguistiques ne sont pas en reste, principalement en terme d'échanges d'étudiants et de coopérations entre les universités.

Organisations informelles disposant d'un statut consultatif, les eurorégions sont financées par les autorités régionales et l'Union européenne. Les programmes Tacis, Phare, Interreg et Leonardo ont par exemple été sollicités pour la mise en place de l'eurorégion du Bas-Danube.