Sur la nouvelle frontière orientale de l'Union européenne

A l'est de la Pologne, le petit commerce frontalier est menacé

Par Guy-Pierre CHOMETTE

Le 1er juillet prochain, les Ukrainiens et les Biélorusses devront se munir d'un visa pour entrer en Pologne. Exigée par Bruxelles, cette mesure va bouleverser l'économie locale.

Comme tous les matins, le poste frontière de Medyka, entre la Pologne et l'Ukraine, est en effervescence. Dans le couloir grillagé qui relie les douaniers ukrainiens à leurs homologues polonais, des centaines d'Ukrainiens attendent leur tour pour passer en Pologne. Leurs passeports sont tellement couverts de tampons d'entrée et de sortie que les douaniers polonais, qui tamponnent à tour de bras, ont parfois du mal à y trouver de la place. En fin d'après-midi, le flot s'inversera jusque tard dans le nuit…

Les autorités douanières de Medyka enregistrent en moyenne 5 000 passages par jour. 4 000 sont le fait d'Ukrainiens qui vont et viennent à travers la frontière plusieurs fois par semaine. En Ukraine, on les appelle les " tchelnoki ", autrement dit " ceux qui font la navette ". Apparu dès la fin de l'URSS en 1991, ce phénomène de migrations pendulaires a suivi l'ouverture des frontières internes de l'ancien bloc de l'Est. Hermétique pendant les décennies du pouvoir soviétique, la porosité soudaine de la frontière polono-ukrainienne a permis à des centaines de milliers d'Ukrainiens de profiter des légères différences de prix en s'adonnant à un commerce transfrontalier plus ou moins légal. Douze ans plus tard, les cigarettes et la vodka restent les produits favoris de ces petits trafics, et toutes les ruses sont bonnes pour passer en Pologne un peu plus que la cartouche de cigarettes et le demi-litre d'alcool officiellement autorisés… Pour une bouteille de vodka achetée l'équivalent de 1,5 euro à Lviv, en Ukraine, un tchelnoki peut en tirer le double à Przemysl, en Pologne, de l'autre côté de la frontière.

Au delà des cigarettes et de la vodka, produits dont la revente se fait au nez et à la barbe de tous sur les marchés frontaliers polonais, toutes les régions frontalières polonaises et ukrainiennes ont profité des échanges transfrontaliers depuis 1991. " Ce commerce est surtout dynamisé par une multitude de petites entreprises régionales que les tchelnoki de la première heure ont monté avec leurs économies, précise Victor Halchinsky, journaliste ukrainien spécialisé dans les questions transfrontalières, à Lviv. Alimentation, matériaux de construction, bois, meubles, fenêtres, plomberie… Toutes ces petites structures profitent du flou de la législation douanière et de la bienveillance générale des douaniers pour commercer sans payer de taxes, ou alors très réduites. On estime que cette économie transfrontalière " grise " représente 80 % des échanges en valeur. Les 20 % restants, qui sont le fait des multinationales ou des 269 joint venture polono-ukrainiens officiellement recensés, ne dépassent pas 1,5 milliard d'euros en 2001. C'est l'économie grise qui va durement pâtir de l'introduction des visas ".

Le 1er juillet prochain, le seul passeport ne suffira plus aux Ukrainiens pour passer la frontière. A la demande de l'Union européenne à laquelle elle doit adhérer le 1er mai 2004, la Pologne exigera un visa de ses voisins ukrainiens et biélorusses. Une mesure qui sonnera le ralentissement brutal des échanges transfrontaliers dont on dit qu'ils font vivre près de la moitié des populations frontalières. Victor Halchinsky table sur une baisse des deux tiers de ces échanges.

La frontière se durcit

A Przemysl, Andrej Zuromski, directeur d'une entreprise de relations publiques, s'inquiète. " On peut penser que seuls les Ukrainiens et les Biélorusses vont souffrir de l'introduction des visas sur la frontière, mais c'est faux, affirme-t-il. Les Polonais doivent s'attendre à un manque à gagner. Les exploitations agricoles polonaises qui survivent grâce aux échanges transfrontaliers sont nombreuses. Sur les 13 millions d'Ukrainiens et de Biélorusses qui passent la frontière chaque année, une bonne partie leur achète des produits alimentaires. Cette manne-là va se tarir ". A Brest, en Biélorussie, Galina confirme. Tous les week-end, cette professeur de français va passer quelques heures en Pologne faire les courses pour toute sa famille. " En Pologne, la plupart des produits alimentaires sont deux fois moins chers que chez nous, constate-t-elle. Non seulement j'en ramène pour moi, mais j'en revends parfois au marché de Brest, à la sauvette, avec un petit bénéfice. Ici, la moitié de la ville fait comme moi. Nous avons tout à perdre dans un durcissement des formalités douanières ".

Consciente des risques d'une coupure trop prononcée sur sa frontière orientale, l'Union européenne souhaite élaborer une politique de partenariat avec ses trois futurs voisins au devenir incertain, la Moldavie, l'Ukraine et la Biélorussie. Tout en leur fermant poliment mais fermement la porte au nez, tout au moins à moyens termes, Bruxelles affirme, dans un document intitulé " Initiative Nouveaux Voisins " et rédigé par le Conseil européen, qu'il faut " faire progresser les relations avec les nouveaux voisins de l'Union européenne sur la base de valeurs politiques et économiques communes ", en renforçant " la stabilité et la prospérité aux nouvelles frontières de l'Union et au delà " et en encourageant " la coopération transfrontalière ".

Vœux pieux ? En tout cas, sur place, les douaniers polonais se préparent à lever le pied : nul doute que l'introduction des visas sur la frontière orientale vont renvoyer les cadences infernales aux oubliettes pour un bon moment.

Guy-Pierre Chomette
Figaro économie - Lundi 3 mars 2003



LA POLOGNE ANTICIPE LE HAUSSE DU TRAFIC DES POIDS LOURDS

Face aux exigences de l'accord de Schengen en matière de sécurité des frontières externes de l'Union, Varsovie modernise sa frontière orientale.

Inauguré il y a trois ans, le terminal de Koroszczyn, non loin de Terespol, est exclusivement réservé aux poids lourds. Situé sur l'axe Berlin - Varsovie - Moscou, ses bâtiments flambants neufs cachent des installations dernier cri en matière de gestion des douanes et de contrôle des marchandises. Financé par Varsovie et l'Union européenne, il a filtré plus de 320 000 camions en 2001 mais pourra gérer à terme jusqu'à 1 460 000 véhicules par an, soit 4 000 par jour. Les promoteurs du terminal voient grand et parient sur une hausse rapide du trafic des poids lourds entre l'Europe centrale, bientôt intégrée à l'Union européenne, et l'Europe orientale. 30 hectares hautement grillagés et surveillés par 130 caméras, 475 places de parking et plusieurs centaines d'autres en préparation, un système informatique anti-corruption validé par les experts de l'Union… Bref, les Polonais ne reculent devant rien pour se mettre aux normes Schengen. Seul point noir au tableau : l'absence des douaniers biélorusses. Prévue à l'origine pour leur permettre d'avoir accès aux technologies modernes et de travailler en étroite collaboration avec leurs homologues polonais, la grande salle des contrôles administratifs reste à moitié vide depuis l'ouverture du terminal. Politique de la chaise vide dans un contexte de tension entre la Biélorussie et l'Union européenne ? Réaction d'orgueil face à l'étalage de moyens sophistiqués totalement absents en Biélorussie ? Quoiqu'il en soit, Krysztof Koplejewski, chef du terminal de Koroszczyn, se désole de cette bouderie qui en dit long sur l'état de coopération entre les services douaniers polonais et biélorusses.

Guy-Pierre CHOMETTE
Figaro économie - Lundi 3 mars 2003