Le commerce transfrontalier en Europe arctique

Les pêcheurs de Mourmansk renouent avec la Norvège

Par Guy-Pierre CHOMETTE

Devant l'entrée imposante de la compagnie de pêche russe MTF (Mourmansk Trawl Fleet), le marteau, la faucille, et l'étoile rouge sont toujours juchés sur un obélisque qui commémore, à l'aide de nombreuses plaques de cuivre bien entretenues, les exploits des chalutiers soviétiques des années 1970. George Beljajev affirme qu'il n'est pas question de retirer ces symboles idéologiques révolus. Directeur du bureau des statistiques de MTF, il conserve dans son bureau deux petits bustes d'hommes d'Etats : Lénine et de Vladimir Poutine. " La Russie s'ouvre, explique-t-il. Nous devons nous adapter aux lois du marché. Si le prix du poisson augmente en Norvège, alors il y des profits à faire et nous fonçons vendre nos poissons là-bas. C'est une petite révolution commerciale pour nous. Mais ça marche ".

Créée en 1915 pour assurer une liaison maritime entre la Russie et ses alliés, Mourmansk est aujourd'hui la plus grande ville au nord du cercle polaire. La moitié de ses 500 000 habitants vivent directement ou indirectement des produits de la mer. Fer de lance du secteur, MTF a vu le jour en 1920 et s'est hissée à la première place des pêcheries soviétiques en 1973, avec 135 navires. Un gigantisme battu en brèche au début des années 1990, lorsque la demande intérieure s'est écroulée suite à la dislocation de l'URSS. Depuis, MTF a divisé sa flotte de chalutiers par deux. Avec un mot d'ordre : rentabilité. Et profit.

Située à moins de 200 kilomètres de Mourmansk, la Norvège a réagit rapidement à l'ouverture de l'économie de son grand voisin russe. En 1993, elle abroge une loi datant de 1966 qui interdisait aux chalutiers étrangers de venir vendre leurs prises dans ses ports. Les premiers à en profiter sont les Russes de Mourmansk. " Surtout avec des poissons à forte valeur marchande comme le haddock, précise George Beljajev. Le consommateur norvégien l'achète plus cher que le consommateur russe. Inversement, nous subissons des importations de poisson norvégien. Une situation qui nous oblige à revoir entièrement la nature de nos pêches ".

Si les 196 kilomètres de frontière russo-norvégienne marque l'écart de niveau de vie le plus fort d'Europe, voire peut-être du monde, cela n'empêche pas Russes et Norvégiens de faire des affaires lucratives. " Les poissons à faible valeur marchande se vendent désormais plus chers en Russie qu'en Norvège, observe Morten Vikeby, journaliste norvégien spécialisé dans la pêche et installé à Mourmansk. A la criée, le hareng se vend moins de 0,5 euro le kilo en Norvège et deux fois plus en Russie. Et la demande des Russes ne cesse d'augmenter. Le potentiel est énorme : du temps de l'URSS, les Russes consommaient en moyenne 20 kg de poisson par an et par personne. Aujourd'hui, ils en consomment 9 kg. Un écart qui laisse présager de beaux jours pour les pêcheries norvégiennes. D'autant que les nouveaux riches russes, de plus en plus nombreux à Mourmansk, sont capables de dépenser des fortunes pour un bon saumon norvégien ". En 2001, sur les 431 000 tonnes de poissons déchargées dans les ports norvégiens par des navires étrangers, 201 000 l'ont été de chalutiers russes, loin devant la Grande-Bretagne (136 000 tonnes) et les Iles Féroé (30 000 tonnes). De son côté, la Russie a absorbé 10,5 % - en valeur - des exportations norvégiennes de produits de la mer. Un chiffre en augmentation régulière depuis 1995.

Sur terre, Russes et Norvégiens ont aussi resserré les liens. Dès 1993, un consulat norvégien est inauguré à Mourmansk. Fredrick Arthur le dirige depuis deux ans." Jusqu'en 1991, la route qui relie Mourmansk à Kirkenes, la première ville côté norvégien, était totalement fermée, raconte le consul. En 2002, on a comptabilisé 130 000 passages par an dans les deux sens ". Cela ne va cependant pas sans difficulté. Il y a encore six mois, un check point militaire difficile à passer barrait la route juste après le poste frontière russe. Et dans cette partie de la Russie, les militaires sont tout puissants : sans se justifier, ils peuvent empêcher une personne de passer, bloquer le trafic routier ou encore fermer le port de pêche de Mourmansk pour trois jours. Des tracasseries qui freinent les investisseurs étrangers. " Le niveau des investissements norvégiens est faible dans la région de Mourmansk, déplore Fredrick Arthur. La bureaucratie et la corruption généralisée font peur aux investisseurs. Il y a des exceptions, mais qui sont plus du type des joint-venture commerciales que des investissements lourds ".

L'exception, c'est par exemple l'accord de partenariat passé au milieu des années 1990 entre Kimek, une compagnie norvégienne de chantiers navals basée à Kirkenes, et Zvezdochka, son homologue russe située à Arkhangelsk, sur la mer Blanche, à l'est de Mourmansk. Les deux entreprises construisent ensemble des chalutiers de haute technologie. Les coques des navires sont fabriquées à Arkhangelsk par Zvezdochka puis transférées à Kirkenes pour y être agencées par Kimek et équipées du dernier cri en matière d'électronique embarquée. Deux chalutiers de conception russo-norvégienne ont déjà pris la mer, et dix autres sont en commande. Autre exemple : Gigante, le géant norvégien de l'élevage du saumon, a investit dans une ferme piscicole à Petschenga, non loin de Mourmansk, où il compte diviser par deux ses coûts de production.

A l'inverse, si l'on ne peut parler d'investissements russes en Norvège, celle-ci profite depuis quelques temps de l'incohérence de la politique douanière de son voisin. La Russie taxe en effet très lourdement le matériel technologique de navigation à l'importation. Les pêcheries russes, qui en ont besoin pour moderniser leurs navires et rester compétitives, envoient donc leurs chalutiers dans les chantiers navals de Kirkenes, Hammerfest ou Tromso, et les basent ensuite définitivement en Norvège pour ne pas avoir à payer de taxes de douane : " Les ports d'attache d'une partie de nos navires sont norvégiens, explique George Beljajev dans son bureau de la Mourmansk Trawl Fleet. Les taxes portuaires et le coût de transport de nos équipages entre la Russie et la Norvège sont bien moins élevés que les frais de douane. Si nous devions rapatrier nos bateaux à Mourmansk, nous serions taxés à hauteur de 25 % sur le coût de toutes les améliorations techniques que nous leur avons apportées en Norvège… "

Un manque à gagner difficilement chiffrable pour les ports et les chantiers navals russes. " C'est stupide, renchérit Morten Vikeby. Les douanes russes étouffent l'économie de Mourmansk. Récemment, une compagnie russe a acheté un chalutier en Allemagne pour 10 millions de dollars. Il lui faudrait payer 2,4 millions de dollars de taxes douanières si elle désirait le baser en Russie… C'est donc la Norvège qui va en profiter ! "

A moyen terme, les liens économiques entre Russes et Norvégiens au nord du cercle polaire ont toutes les chances de se renforcer. Les immenses réserves de gaz et de pétrole récemment découvertes en mer de Barents et en mer de Kara (plus à l'est) laissent présager une coopération fructueuse pour les compagnies pétrolières norvégiennes. Depuis peu, Mourmansk s'est dotée de quais en eau profonde pouvant accueillir des supertankers de 300 000 tonnes. Pour l'instant, ils servent à exporter vers les Etats-Unis du pétrole venu de Sibérie via Arkhangelsk. Mais ils sont sans nul doute une pièce maîtresse de l'exploitation prochaine des hydrocarbures des mers arctiques. De quoi faire frémir la fibre écologique des Norvégiens dont les côtes poissonneuses subiraient de plein fouet les conséquences d'une marée noire.

Guy-Pierre Chomette

La Région de Barents tente d'approfondir la coopération au nord de la Scandinavie

Petite bourgade arctique nichée au fin fond de la Norvège, Kirkenes est située à 15 kilomètres de la frontière russe. Depuis quelques années, elle est surnommée la " petite Mourmansk " par les Norvégiens : sur 4 000 habitants, 500 sont des Russes établis là depuis l'ouverture de la frontière, soit pour raisons privées - un tiers des mariages célébrés dans le nord de la Norvège sont mixtes ! - soit pour raisons professionnelles. En signe d'ouverture et pour prolonger une longue tradition de contacts transfrontaliers, la municipalité de Kirkenes a fait traduire le nom des rues en russe.

Ce n'est donc pas un hasard si Kirkenes a été choisi pour porter la Région de Barents sur les fonts baptismaux. En 1993, à l'initiative de la Norvège, les quatre pays de l'Europe arctique (Russie, Finlande, Suède et Norvège) se réunissaient à Kirkenes pour créer entre eux des mécanismes de coopération régionale. Deux structures ont vu le jour : le Conseil de Barents, où se retrouvent périodiquement les ministres des Affaires étrangères des quatre pays, et le Conseil régional, qui compte les gouverneurs locaux et les responsables des peuples autochtones. Un fonctionnement à double niveau qui doit permettre à la Région de Barents de combiner des objectifs de politiques étrangères, de rapprochement culturel et de développement des échanges commerciaux.

La Région de Barents a le mérite d'exister mais n'a pas encore répondu aux attentes des agents économiques. La sécurisation des échanges commerciaux avec la Russie n'est pas assurée et la modernisation des voies de communication se fait attendre. La route qui relie Inari (Finlande) à Mourmansk (Russie) doit être agrandie mais le chantier n'avance pas et handicape le transport routier. Excepté dans le secteur de la pêche et dans l'industrie forestière, les partenariats commerciaux sont rares et la Région de Barents n'a pas d'effet décisif sur l'investissement. Ses efforts se portent principalement sur les questions d'environnement. Une urgence absolue tant la région est menacée par la situation catastrophique des déchets nucléaires russes dans la région de Mourmansk. Mais là encore, l'inertie des autorités russes, qui redoutent de voir des étrangers mettre trop facilement le nez dans leurs affaires, rend très difficile la coopération avec les voisins scandinaves.

Guy-Pierre CHOMETTE
Figaro économie - Mercredi 17 décembre 2003