SEMAINE 2


Yusuf, gardien de la mémoire de la bataille des Dardanelles.






Sur le petit bac qui franchit le détroit des Dardanelles, de Çanakkale sur la rive orientale à Eceabat sur la rive occidentale, un couple de jeunes Néo-Zélandais est plongé dans son guide de voyage, ouvert à la page consacrée aux "ANZACS" : The Australians and New Zealand Army Corps. Ils y ont repéré l'hôtel "Down Under", à Eceabat, tenu par un vieil Australien du nom de Yusuf Bladen-Pryor, ex-voyageur et toujours poète, marié à une Turque et plus ou moins converti à l'islam, comme l'indique le prénom qu'il s'est choisi.

Au "Down Under" se retrouvent tous les Néo-Zélandais et les Australiens de passage. "Lorsqu'ils passent en Turquie, ces voyageurs des antipodes font le détour par la péninsule de Gallipoli", explique Yusuf. "C'est un lieu incontournable de leur Histoire : en 1915, la bataille des Dardanelles a vu l'Australie et la Nouvelle-Zélande s'engager pour la première fois dans une guerre. Mais je vois aussi passer quelques Canadiens, et parfois des Anglais et des Français". Il est vrai que pour ces derniers, un champ de bataille de plus ou de moins...

Et pourtant, la péninsule de Gallipoli, partie occidentale du détroit, ("européenne" diraient les géographes), fut le théâtre d'un carnage digne de figurer parmi les plus terribles de la Guerre de 14-18. En 1915, la situation est délicate pour les Alliés. A l'Est, la Russie est menacée d'isolement. En début d'année, les Alliés décident d'attaquer la Turquie par le détroit des Dardanelles, et de remonter jusqu'à Istanbul. Objectifs : forcer la Turquie à se retirer de la guerre, rompre l'isolement de la Russie en contrôlant les détroits des Dardanelles et du Bosphore, et ouvrir un troisième front au sud-est de l'Europe. Distance à parcourir : 300 kilomètres. A peine 15 seront conquis avant que les Alliés ne soient rejetés à la mer... 9 mois plus tard. On comptera plus de 100 000 morts côté Alliés, et autant chez les Turcs.

Sur la carte qu'il a épinglée au mur, Yusuf pointe du doigt les 31 cimetières militaires de la péninsule. Il connaît cette histoire par cœur et ne s'en lasse pas. Il aimerait ouvrir une librairie spécialisée à Eceabat, et se demande comment il pourrait obtenir de l'aide ou des documents de la part de la France. Peut-être le Ministère des Anciens Combattants ? En tout cas, il conseille fortement de descendre à la pointe de la péninsule : c'est là que se trouve le cimetière français, à flanc de colline, à deux cent mètres de la plage où débarquèrent les toutes premières troupes, anglaises et françaises, le 25 avril 1915.

Isolé sur une pente qui semble encore modelée par les obus, les murs d'une blancheur aveuglante du cimetière français abritent 2340 tombes marquées d'un nom. Croix 1245 : Ernest Fabre. 2164 : Maxime Robert. 1237 : Eugène Allard. Et les tirailleurs sénégalais ne sont pas en reste : croix 215 : Sibédé Siné. 784: Koué Mamady. 2166 : Dou Ali. Le monde entier s'est étripé ici. Pour un bras de mer.

Plus haut, cinq ossuaires, portant chacun la mention : "Ici reposent 3000 soldats français morts pour la patrie. 1915." Mais on est encore loin du compte : il faut ajouter les disparus et les corps rapatriés par les familles aux lendemains de la guerre. En tout, 27 000 soldats français sont morts à ce champ d'horreurs. Sur le monument du cimetière, des vers de Victor Hugo chantent l'exemple, la vaillance et la gloire de ceux qui sont morts pour la France.

A deux kilomètres de là se dresse l'énorme monument aux morts turcs. Du haut d'une falaise, il domine la sortie sud du détroit qui débouche sur la mer Egée. A son pied repose un petit cimetière militaire turc, où chaque tombe est surmontée d'une stèle de marbre blanc. Non loin, une plaque sur laquelle sont gravés ces mots signés Kemal Atatürk et datés de 1934, traduits en anglais :

"Those English, French, Australian, New Zealand and Indians, heroes who shed blood on the soil of this country, here you are on a soil of a friendly country. Rest in peace. You are side by side and lying together with Mehmetak's. You, the mothers, who sent their sons to war from far away countries, wipe away your tears. Your sons are lying on our bosom. They are in peace after having lost their lives on this land. They have become our sons as well !"

Vingt minutes suffisent au bac pour franchir le détroit.

Voir aussi le reportage 2

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