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SEMAINE 3
Les haut-parleurs d'Ipsala, ville frontière turque.
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Sur une carte, c'est un coin de la Turquie, au sens propre : Enez, petite ville de pécheurs au bord de la mer Egée, est le point le plus occidental de la Turquie continentale, si l'on met de coté l'île de Gokceada, un peu plus au sud. A Enez, les pécheurs travaillent dans l'embouchure de l'Evros, ce fleuve qui marque la frontière avec la Grèce en partageant la Thrace en deux : Thrace orientale pour la Turquie, Thrace occidentale pour la Grèce. Il n'en faut pas plus pour rendre Enez intéressante.
Mais Enez ne se visite pas : La ville et ses environs sont interdits aux étrangers. L'armée turque y est chez elle et n'aime pas les visiteurs.
- Depuis quand ? Jusqu'à quand ?
A la gendarmerie centrale de Kusan, la ville d'où partent les bus pour Enez, il est vrai qu'on baragouine l'anglais. Mais l'on n'a qu'une réponse :
- La ville est interdite aux étrangers.
- Y a-t-il une autorisation spéciale à obtenir ?
- La ville est interdite aux étrangers. Vous pouvez visiter Istanbul ou Ankara, c'est très joli là-bas.
Enez, ville-coin de lisière d'une Europe, restera une énigme, une bastide avancée de l'armée turque face à sa consœur grecque. La détente, c'est une chose. Mais sur le terrain, on ne plaisante toujours pas entre frères ennemis.
Sur les 212 kilomètres de frontière terrestre grèco-turque, seules deux routes permettent de passer d'un pays à l'autre. L'un des deux postes douaniers est ouvert jour et nuit : celui d'Ipsala, à 40 kilomètres au nord d'Enez.
Ipsala. Ce gros bourg turc à 4 kilomètres de la frontière se situe sur le trajet de la Via Egnatia, la voie romaine qui reliait Rome à Byzance. Il a d'ailleurs longtemps servi de caravansérail aux voyageurs sous l'Empire Ottoman, alors que la Via Egnatia fonctionnait encore. Mais le charme de la halte s'est perdu : aujourd'hui à l'écart de la voie rapide qui remplace depuis longtemps l'antique route, Ipsala est devenu un cul-de-sac.
Une atmosphère lourde engourdit les rues que la police militaire arpente de temps à autre. A chaque carrefour, des haut-parleurs sont accrochés aux poteaux électriques. Il en sort régulièrement une voix nasillarde et sévère, mystérieuse et inquiétante pour qui décide de s'arrêter pour la nuit à Ipsala.
"Yunanistan ! Yunanistan !" crient les enfants tziganes en pointant du doigt vers la Grèce. Dos à la ville, en bordure des marrais qui s'étendent jusqu'à l'Evros, le quartier tzigane d'Ipsala fait face à cette étroite bande de terre qui le sépare du Yunanistan. C'est le terme que les Turcs emploient pour designer la Thrace occidentale, cette outre-terre qui fut leur pendant des siècles et que les Grecs leur reprochent de ne pas avoir oubliée. De vrais pantomimes, ces enfants tziganes : ils font les signes de nager, de tirer au fusil, et des menottes aux poignets. Traduction : "Si vous essayez de passer le fleuve à la nage, les soldats peuvent vous tirer dessus, vous prendre et vous enfermer !" A bon entendeur, salut. Pas facile pour ce peuple de voyageurs de vivre à 4 kilomètres d'un mur sur lequel certains d'entre eux ont dû se cogner comme des lucioles.
Au bar du quartier tzigane, un vieil homme raconte avec quelques mots de français qu'il a travaillé à Dijon pendant trois ans, sur des chantiers, il y a une vingtaine d'années. Dans la rue, les haut-parleurs lâchent comme un appel, sec et répété. Questionné, l'homme hésite, sourit timidement, explique qu'il ne sait pas bien au juste, qu'il croit que cela sert à la police militaire pour appeler les gens de la ville qui n'ont pas le téléphone, et ajoute qu'il garde un très bon souvenir de ses années à Dijon.
En centre-ville, la fraîcheur de la nuit tombée n'a pas allégé l'atmosphère. Ipsala gardera pour elle ses mystères. Comme Enez.
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"Si vous essayez de franchir le fleuve à la nage…"
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